La personne et la Croix : comment la personne créée s’épanouit-elle grâce à l’expérience de la Croix (Nürnberg, 29.08.2024)

Préface du Métropolite Sérafim à: Marc-Antoine Costa de Beauregard, La personne et la croix, Cerf, Paris, 2024 

De façon regrettable, l’homme se dégrade du statut de personne à celui d’individu. Or, dans son amour sans fin pour l’homme, Dieu a permis la souffrance de sorte que le péché ne domine pas sa créature et ne la détruise pas de façon définitive. S’il n’existait ni la souffrance ni la mort, en tant que conséquences du péché, personne n’aurait cessé de pécher, et le monde serait devenu un enfer insupportable. Dans la souffrance, l’homme croyant fait l’expérience de son impuissance ontologique; il s’humilie; il reconnaît le péché et il lutte avec lui „jusqu’au sang” (Hébreux 12, 4). „Je préfère mourir plutôt que de pécher”, dit le croyant dans une prière qui précéde la confession.

Pourtant la créature humaine, affaiblie par le péché, tombe à nouveau. „Le juste tombe sept fois par jour et se relève à nouveau; mais les méchants trébucheront dans le malheur” (Proverbes 24, 16). La vie selon l’Esprit est pleine de chutes et de relèvements, de morts et de résurrections partielles, et cela jusqu’à la mort et à la résurrection finales. „Je meurs chaque jour”, dit le saint apôtre Paul (1 Corinthiens, 15, 31).

Dans sa lutte avec le péché, le croyant n’est jamais tout seul ne fût-ce qu’un instant. Il est au contraire fortifié en permanence par la grâce de Dieu qu’il reçoit dans le climat de prière de l’Eglise, et surtout par la communion au corps et au sang du Christ. Mais il la reçoit également dans la prière de la „petite église” de la famille ou dans la prière qu’il prononce en tout temps et en tout lieu, quand il met en pratique le précepte „priez sans cesse” (1 Thessaloniciens 5, 17).

Mais, pour descendre dans le coeur, le lieu préféré de Dieu, où se concentre l’intégralité de la créature humaine en toutes ses puissances, ou énergies, physiques et psychiques, la prière demande à être accompagnée du jeûne et de la retenu dans les plaisirs du monde. Dans le cas contraire, l’intuition (noûs, mintea), qui est elle-même une énergie du coeur, ne peut se concentrer dans la prière; elle ne peut „descendre dans le coeur”, et elle se répand à l’extérieur. La lutte avec les pensées et avec l’imagination qui disperse l’homme dans les réalités de ce monde est la plus difficile lutte selon l’Esprit. Ce n’est qu’à la faveur de la prière pure, celle que ne souillent pas les pensées étrangères, que nous ressentons Dieu comme amour compatissant pour tous les hommes et pour toute la création. La prière est sans conteste la plus grande ascèse du chrétien jusqu’à ce que le ceur se remplisse de grâce et fasse l’expérience de la joie d’être uni à Dieu.

La grâce divine n’abandonne jamais l’homme, quoique dans l’état de péché elle se retire dans les profondeurs de la créature et oeuvre en secret à son retour par le repentir. Le saint apôtre Paul dit même que „là où abondait le péché a surabondé la grâce” (Romains 5, 20). Si dans lutte avec le péché, la grâce fortifie les capacités du croyant à le vaincre, dans l’état de péché, qui peut conduire jusqu’à la révolte contre Dieu, la grâce est également présente en l’homme non croyant, et lui inspire le dégoût du péché et le repentir. S’il est vrai que certains s’endurcissent dans leur péché jusqu’à la mort, cela ne signifie pas que la grâce n’a pas oeuvré dans leur vie qui est elle-même un don de Dieu.

L’orgueil, ce désir lucéférien d’être comme Dieu mais sans Dieu, hérité d’Adam, est une grande tentation pour l’être humain, qui veut être libre de toute autorité, maître de soi-même et du monde qui l’entoure. Mais l’indépendance devant Dieu produit la dépendance au corps et aux biens de ce monde qui nous subjugue. „Je me suis fait l’idole de moi-même et me suis blessé l’âme par ma convoitise” (grand canon de saint André de Crète). Qui accomplit le péché se fait esclave du péché; nous ne sommes libres qu’en Dieu! Seules l’humilité et l’obéissance nous rendent vraiment libres. Toutes les épreuves de la vie, les maladies et les souffrances, sont permises par Dieu pour que nous gagnions l’humilité par elles. „Il m’a été donné une écharde dans la chair, un ange de Satan chargé de me frapper, pour m’éviter tout orgueil”, écrit l’apôtre Paul (2 Corinthiens 12, 7). Ce n’est qu’à la faveur de la souffrance supportée avec foi et espérance que meurt le „vieil homme” corrompu par les passions et les désirs illusoires et que ressuscite l’„homme nouveau” en tant que personne créée à l’image de Dieu (cf Ephésiens 4, 22-24). „Que je ne trouve à me glorifier qu’en la Croix de notre Seigneur Jésus Christ, par laquelle le monde est crucifié pour moi et moi pour le monde!” écrit encore l’Apôtre (Galates 6, 14). La Croix est l’unique théologienne!

Il demeure le mystère de la souffrance des innocents que nous voulons considérer en relation avec le grand mystère du corps du Christ, l’Eglise. Tous les hommes sont [potentiellement] les membres de l’immense organisme de l’Eglise. Si un membre souffre, l’entier organisme souffre. De la même façon, les membres sains porte la souffrance des membres malades. Si la souffrance est la conséquence du péché, les innocents souffrent en raison du péché de leurs semblables, et ceux-ci partagent la souffrance des innocents. Ainsi est glorifié le Seigneur! Ainsi également comprenons-nous le mystère de la personne qui porte tout en elle-même et n’est séparée de personne ni de rien. Si la souffrance n’était pas, nous ne comprendrions pas ce que signifie la compassion. L’acquisition d’un coeur compatissant qui prie et qui souffre pour l’entière création est au fond l’enjeu de la vie selon l’Esprit, l’actualisation de la personne. Mais ceci est une souffrance transfigurée par la grâce et non une souffrance qui torture ou anéantit: „voici que par la Croix la joie est venue dans le monde entier!”

Le livre que vous avez sous les yeux décrit la façon dont la personne humaine s’épanouit à la faveur de l’épreuve et de la souffrance librement acceptées ou même choisies. L’avènement de la personne créée, le passage d’une existence purement individuelle à l’existence „hypostatique”, non seulement à l’image mais à la ressemblance du Verbe hypostatique et personnel, se voit par l’exemple des saints. L’archiprêtre Marc-Antoine Costa de Beauregard suit l’oeuvre magistrale du grand théologien roumain Dumitru Staniloae (1903-1993), dont il est un fervent disciple. Il nourrit continuellement sa propre méditation de l’oeuvre de ce grand spirituel contemporain qui, en particulier dans sa Théologie Dogmatique Orthodoxe, a renoué avec la source patristique de la théologie chrétienne.

La personne et la Croix magnifie la Mère de Dieu et tous les saints, notamment les moines, les martyrs, les fidèles investis dans une foi profonde et une totale confiance dans le Christ. Il montre comment ces êtres humains deviennent des personnes. En effet, le mode „personnel” ou „hypostatique” de l’existence est chez l’être humain encore virtuel, même après le baptême et la chrismation. Il émerge grâce à toutes les décisions que, dans sa liberté, l’être humain prend pour suivre le Maître. L’exemple des justes, des saints, laïcs et pasteurs du Peuple de Dieu atteste la fin de la souffrance par la Croix. Ceci ne signifie pas seulement un terme chronologique aux épreuves: la souffrance des damnés est, d’après la Parole, sans fin; celle des justes trouve son dépassement dans la rencontre lumineuse avec Celui qui vient, Lumière de Lumière.

Longue méditation dans la foi et la prière liturgique et sacramentelle de l’Eglise, La personne et la Croix a des implications importantes pour l’accompagnement des souffrants en notre temps, notamment des personnes en longue maladie et en soins palliatifs. Il a une implication importante pour la relation des chrétiens avec l’univers souffrant – souffrance spectaculaire en notre temps – auquel est promise la seconde et lumineuse venue du Verbe.

Nous invoquons la grâce du saint Esprit sur les lecteurs qui s’ouvriront au message de ce livre afin de servir avec toujours plus d’amour le Seigneur et le prochain.

+ Le Métropolite Sérafim

Métropole Orthodoxe Roumaine d’Allemagne, Europe Centrale et du Nord