Père Boris Bobrinskoy, notre Père en Dieu (Nürnberg, 22.04.2021)

Artikel von Metropoliten Serafim in: Revue Contacts, no. 274 (2/2021)

« Quand vous auriez dix mille pédagogues en Christ, vous n’avez pas plusieurs pères. C’est moi qui vous ai engendrés, par l’Évangile, en Jésus Christ » (I Corinthiens 4, 15).

 Tous ceux qui ont connu de près le Père Boris peuvent témoigner de son charisme exceptionnel de Père spirituel. Professeur de théologie, père de famille, prêtre de paroisse, promoteur du dialogue œcuménique, le Père Boris a été avant tout un Père spirituel et reste dans la mémoire de ses nombreux fils spirituels comme leur Père en Dieu. Dès son élévation à la prêtrise et sa nomination à la tête de la paroisse francophone de la crypte de l’église Alexandre Nevsky, le Père Boris a laissé entrevoir un grand don de paternité spirituelle qu’il a constamment cultivé par son engagement propre dans une vie exemplaire de prière et d’ascèse. Nous savons que tout don exige « la collaboration », « la synergie » (I Corinthiens 3, 9) avec Dieu par l’effort propre, sinon le don se perd. Et autant le don est grand, autant le sacrifice personnel pour qu’il produise de fruits doit être grand. La vie du Père Boris a été un sacrifice permanent pour l’Église, pour ses étudiants, pour ses fils spirituels.

 Combien de personnes de tous âges, nations, cultures, pays ont été guidées et soutenues par lui ! Il le faisait en écoutant attentivement et en donnant toute la liberté intérieure à ceux qui venaient à lui. Il ne refusait personne et il laissait travailler le Seigneur dans chaque âme avec un grand respect. Il se laissait guider par l’Esprit Saint (le grand thème de ses travaux théologiques). Combien de personnes il a béni pour le mariage, en continuant par la suite de les soutenir ; combien de personnes dans le désespoir ont été sauvées par lui ! Je me souviens d’une femme désespérée, loin de Dieu, qui rentre « par hasard » dans la cour de la cathédrale de Daru ; elle voit un prêtre, s’approche de lui, lui fait confiance et ouvre son cœur. Père Boris la porta ensuite, de degrés en degrés, par la vie monastique plus tard, à un état très saint de don total à Dieu dans une maladie pleinement acceptée.

Comment le Père Boris a-t-il su porter en lui tous les soucis de la paroisse de langue française de Daru, de l’Institut Saint Serge, de sa famille (non seulement son épouse obligée de travailler pour compléter aux besoins de la vie quotidienne, ses enfants, mais aussi ses beaux-parents malades et d’autre membres de sa famille), des réunions œcuméniques ainsi que de toutes les rencontres personnelles avec des théologiens catholiques et protestants, laïcs, moines et moniales ? Et tout cela avec une santé fragile depuis son enfance.

 En 1998 on lui avait trouvé un cancer du côlon ; il devait être hospitalisé et subir six mois de chimiothérapie. Il n’en parlait pas autour de lui. Tout se passait dans la confiance d’être dans les mains de Dieu. La grâce couvrait son état de faiblesse physique. Il était comme toujours : joyeux. Ceux qui l’ont visité á l’hôpital témoignent de sa sérénité, qui venait de sa paix intérieure et de son courage. Il continuait à raconter des petites blagues pour encourager les personnes autour de lui.

Bien qu’affaibli par la maladie, il continua à enseigner à Saint Serge et à accomplir son ministère pastoral jusqu’en 2009.

 Il a vécu pendant des dizaines d’années avec sa famille dans un petit appartement (grenier aménagé et partagé avec une autre famille) à l’Institut Saint Serge, d’une manière très simple, très dense et chaleureuse. Quand il parlait de sa famille, il rayonnait d’amour pour eux. Au monastère de Bussy, Père Boris avait célébré des offices dès les années 60, et la Providence de Dieu lui a donné la possibilité d’avoir une maison dans le village en 1992. Grâce à l’installation définitive à Bussy pendant les onze dernières années de sa vie sur terre, la présence du Père Boris et de sa matouchka à Bussy a été une grande joie aussi bien pour sa famille que pour les moniales du monastère « Notre Dame de toute protection ». Entouré d’un grand amour par les moniales et les nombreux fils spirituels qui le visitaient, il a pu célébrer, prêcher et confesser comme à la crypte de Daru jusqu’à la dernière année de sa vie, lorsqu’il est tombé malade et resté alité.

 Sophie, une de ses filles spirituelles témoigne : « Quand le Seigneur m’a rappelée vers l’Église après des années sombres, il m’a aussi poussée à demander à Père Boris s’il voulait bien être mon père spirituel alors que je ne savais même pas ni que cela existait, ni ce que cela voulait dire… J’aimais beaucoup les confessions avec père Boris, parce qu’il voyait très bien à travers l’âme et savait exactement ce qu’il fallait confesser, mieux que moi-même. De bien nombreuses fois, je n’avais pas vu une chose, et il me la suggérait et c’était vrai, et il le faisait toujours avec ce regard d’amour qui rendait la confession très douce et légère. Ce qui m’a toujours frappée, c’était son regard d’amour envers chacun. Quelle que soit la personne, quel que soit l’état de l’âme, jamais il ne brusquait ou critiquait. Pendant toutes ces années je ne l’ai jamais entendu critiquer qui que ce soit, ni faire de reproche ». Sophie se rappelle aussi que Père Boris et sa femme Hélène respectaient strictement les jours de carême. Ils « étaient très stricts sur les jours de jeûne. Leur frigo était vide, il n’y avait qu’un bout de citron, des carrés de poisson surgelé et du riz pendant ces périodes de l’année ».

Les derniers mois à Bussy, avant qu’il ne soit définitivement alité, les deux pères aumôniers du monastère devaient soutenir le Père Boris, qui était à côté d’eux dans le sanctuaire pour la liturgie, car il tenait à dire à tous après le Symbole de la foi « le Christ est parmi nous » en plusieurs langues. « Il nous a fait de très bonnes petites homélies, que nous avons enregistrées à l’église, jusqu’au moment où il ne pouvait plus vraiment rester debout. Et à la maison, quand il était déjà alité, il avait des petites paroles bien ciblées pour nous et pour ses visiteurs. Il a pu confesser couché presque jusqu’à la fin de sa vie » (Mère Anne). Durant ces derniers mois de sa vie, parce que le Père Boris aimait tant la Divine Liturgie, les pères du monastère entourés de moniales et d’autres personnes ont célébré plusieurs fois la Liturgie dans sa chambre. Il était heureux et vivait intensément la prière et lui-même, depuis son lit, concélébrait. Il s’est endormi paisiblement le matin du 7 août 2020. Il avait reçu les Saints Dons just la veille, jour de la Transfiguration du Seigneur selon le nouveau calendrier et aussi, selon l’ancien, fête de Saint Boris – son protecteur qu’il vénérait avec beaucoup d’amour.   

Lors de l’enterrement, son fils Nicolas disait : « On avait l’impression que papa était prêtre depuis sa naissance. Il aimait beaucoup blaguer et il a toujours, jusqu’à la fin de sa vie, gardé cette capacité de rire, de faire adhérer tout le monde à sa gaîté. Je pense qu’on se souviendra de cela »

Olga, sa fille, témoigne sur les neuf derniers mois de grande invalidité de son père : « Plus même que les souffrances physiques, c’était le fait d’être cloué au lit qui était une véritable épreuve pour lui. À certains moments il rêvait de liberté, d’espace, et à de nombreuses reprises il nous disait « mais levez-moi, je veux partir, je veux prendre le train. Et lorsque je lui demandais : « mais où veux-tu aller », il répondait « à Saint Serge ». C’était vraiment cet endroit qui comptait le plus pour lui ». En même temps « il faisait preuve d’une joie de vivre extrêmement communicative, tout en étant allongé ».

Oui, le Père Boris s’est identifié avec l’Institut Saint Serge qui était devenu sa vie. Coïncidence providentielle : Père Boris est né en 1925, l’année où l’Institut ouvrait ses portes ! À Saint Serge il a fait ses études et enseigné la théologie dogmatique pendant 52 ans. Il fut aussi doyen de l’Institut entre 1993 et 2005.

C’est à Saint Serge que je suis arrivé en automne 1982, envoyé par mon Église pour des études post-licence. Je devais préparer un doctorat en théologie sans trop savoir sur quel thème. Et c’est justement Père Boris qui m’a demandé d’étudier de plus près la tradition hésychaste de l’Orthodoxie et d’écrire une thèse sur l’hésychasme roumain marqué par la grande personnalité de Paissij Velitckovsky (1722-1794 ; canonisé en 1988). Et c’est encore lui, ainsi qu’Olivier Clément, qui étaient les directeurs de ce travail publié dans les éditions de Bellefontaine. Maintenant je peux dire que l’étude de l’hésychasme a été la plus grande bénédiction de ma vie car il m’a introduit au cœur de la spiritualité orthodoxe. Quelle joie pour moi d’approfondir les écrits des saints Pères de la tradition philocalique et hésychaste et de ce grand staretz Paissij qui, lors de son séjour au Mont Athos (1746 – 1763), a été le premier à s’intéresser aux écrits des anciens Pères hésychastes suscitant ainsi la publication de la fameuse Philocalie de Saint Nicodème l’Hagiorite (1782). Après le retour de Paissij en Moldavie et son installation au monastère de Neamtz, où il rassembla autour de lui plus de mille moines de toutes les nationalités orthodoxes, il traduisit avec l’aide de ses moines la Philocalie en slavon et en roumain. La renaissance hésychaste par la publication de la Philocalie fut un grand revirement de toute l’Orthodoxie. L’hésychasme est la pierre angulaire de la spiritualité orthodoxe. Elle vit de la prière hésychaste qui, unie à l’ascèse, transforme le cœur du croyant, sinon elle se réduit à une morale pieuse. Sachant cela, le Père Boris a été l’initiateur de la traduction de la Philocalie en français et a supervisé le travail jusqu’à sa parution. Elle fut pour lui un „vademecum” à travers sa vie. Comme cela devrait l’être pour tout chrétien car il s’agit de cultiver son esprit par une prière mystique concentrée dans le cœur qui devient de plus en plus sensible à la présence de la grâce, se dilate et englobe en lui toute l’humanité et tout le cosmos. On sait avec quelle intensité intérieure Père Boris célébrait la Divine Liturgie, parfois avec des larmes aux yeux. La prière, le jeûne, l’acceptation sereine des difficultés de la vie et de la maladie lui ont procuré un „cœur miséricordieux” (St. Isaac le Syrien) prêt à prendre sur lui la souffrance de tout homme et de toute créature.

Le cœur du Père Boris brûlait aussi pour l’unité des chrétiens. Sans aucun triomphalisme orthodoxe, il était conscient des déficiences historiques de toutes les confessions. En ce qui concerne les orthodoxes, il déplorait les querelles juridictionnelles et le manque d’unité au niveau panorthodoxe. Il croyait à la puissance de la prière pour l’unité. Pour lui l’unité se manifeste avant tout dans la „profondeur du calice eucharistique” :  

„C’est du fond du calice eucharistique que l’unité est vécue et proclamée ; c’est autour de l’autel ou de la table de la sainte cène que cette unité se manifeste dans sa plus grande mesure. C’est enfin dans l’impossibilité de l’intercommunion que le drame de la division des chrétiens est ressenti dans sa plus grande intensité. Voilà pourquoi l’Eucharistie est un défi à la situation actuelle de l’Église, à son installation dans la division. Elle est un défi à la division des chrétiens, parce que le Christ ne peut être divisé, parce que son Corps, l’Église est un par nature, par promesse, par vocation. La division est donc une absurdité et un scandale ; l’acceptation de celle-ci comme une règle est une contradiction et une trahison à la volonté du Seigneur. Il faut donc prier avec plus d’ardeur pour que le scandale de la division soit surmonté à la base et à l’origine” (Communion de Saint-Esprit, Abbaye de Bellefontaine, „Spiritualité orientale” 56, 1992, p. 432-433).

Dieu m’a fait la grâce de connaitre tout au long de ma vie plusieurs grands pères spirituels qui m’ont beaucoup appris et aidé dans mon cheminement spirituel. Le Père Boris a été l’un d’entre eux. Il m’a édifié par son humilité, par son ouverture du cœur, par ses conseils et plus que tout par son amour pour la Liturgie et la prière. Chaque fois que j’allais me confesser, il n’oubliait pas de me demander si j’avais dans mon cœur la prière incessante. Et lorsque je lui répondais d’être loin de cet état, il m’encourageait de persister dans la prière car le cœur ne devient sensible qu’à la mesure de la prière. De même, il me disait de croire à la puissance de la prière qui nous rend patients dans les épreuves de la vie.

Je crois dans mon cœur que Père Boris a reçu la grâce d’intercéder pour ceux qui l’invoquent dans la prière. C’est pourquoi je répète chaque jour : „Père Boris, prie Dieu pour moi, pécheur” !

+Métropolite Serafim