Une expérience de communion dans le désert roumain: Père Cléopa de Sihăstria (1912 – 1998)

SE Métropolite Serafim, Discours  à Monastère de Bose, le 10 septembre 2010

1. Introduction

Père Cléopa (Ilie) est un des plus grands spirituels roumains du XXème siècle. Il est également celui qui a eu le plus d’influence sur le monachisme roumain et sur l’Eglise Orthodoxe de Roumanie, en général. Il est encore présent, par le souvenir de sa personne charismatique et surtout par ses écrits spirituels, dans la vie de très nombreux moines et fidèles de Roumanie et męme au-delà des frontières de ce pays, certains de ses écrits étant traduits en plusieurs langues. Père Cléopa est un des derniers grands représentants de la  tradition hésychaste en Roumanie, renouvelée au XVIIIème siècle, pour l’ensemble de l’Orthodoxie, par le saint staretz Paissi Vélitschycovski du monastère de Neamtz, en Moldavie.

 Je suis un de ses nombreux disciples. Pendant trente ans je l’ai avec beaucoup d’amour fréquenté et écouté. Ayant vraiment le don de la mission par la parole pour les foules qui le cherchaient sans cesse, et pour ne pas manquer à ce don, Père Cléopa, d’habitude, envoyait  ceux qui lui demandaient la confession chez Père Paissi (Olaru), surnommé par le peuple „l’hésychaste “, un autre grand spirituel de Sihăstria, qui confessait jour et nuit. Père Paissi était également père spirituel et confesseur de Père Cléopa depuis que celui-ci était entré au monastère. Ainsi de Père Cléopa les fidèles recevaient l’enseignement de la foi par la parole, tandis que, de Père Paissi, ils recevaient le pardon des péchés dans le sacrement de la Confession. Pour moi c’est une vraie bénédiction de parler ici de mon Père spirituel dans le Seigneur. J’ose le faire avec ses saintes prières, convaincu qu’il intercède pour moi et pour ceux qui l’ont connu, comme pour le monde entier. Car ceux qui ont trouvé grâce devant le Seigneur intercèdent pour leurs frères dans l’humanité. Je ne cache pas que j’ai une grande vénération pour Père Cléopa, que je le prie souvent et que j’attends de voir le jour où il sera proposé par notre Eglise à la vénération des fidèles, comme saint.

 

2. La vie du Père Cléopa

Père Cléopa est né le 10 avril 1912 dans une famille paysanne, assez aisée, profondément chrétienne, au nord de la Moldavie, dans la commune de Sulitza, du département de Botoschani. Il était le 5-ème de dix enfants et reçut au baptęme le nom de Constantin. Pendant deux mois après sa naissance l’enfant fut si malade que les parents craignaient sa mort: il refusait de se nourrir et pleurait presque tout le temps. Désespérée, sa maman l’emmena un jour chez le hiéromoine Conon Gavrilescu du Skite de Cozancea, renommé pour ses dons d’exorciste et de guérisseur. Le hiéromoine lui dit qu’elle devrait offrir l’enfant à la Mère de Dieu, en le mettant dans l’église, avec un cierge allumé, devant l’icône de la Vierge. Ce qu’elle fit, en priant avec des larmes : “Mère de Dieu, je t’offre cet enfant malade. Fais de lui ce que tu veux “. L’enfant devait guérir par la suite et il ne fut plus gravement malade jusqu’à sa mort. Père Conon lui prédit également que l’enfant survivrait à tous ses frères et sœurs. Ce qui arriva.

Les parents, Alexandre et Anne, étaient très pieux et aimaient particulièrement Dieu, l’Eglise et les enfants. Leur vie chrétienne se déroulait, comme la vie de tous les villageois, autour de l’Eglise, avec ses fętes et ses évènements religieux. L’éducation des enfants était pour eux très importante; elle se faisait à l’école du village pendant sept ans et surtout à la maison. Elle était essentiellement chrétienne. Le Père Cléopa rappelait souvent dans ses prédications l’atmosphère religieuse de sa famille. „Dans la maison“, disait-il, „nous avions une chambre couverte d’icônes, une sorte de chapelle. À minuit nous nous réveillions pour lire du Psautier et faisions des centaines de prosternations (métanies). Ensuite nous nous couchions de nouveau. Le matin nous priions également pendant une heure “. Plus que la mère, le père était très sévère dans l’éducation des enfants. Il surveillait de très près le comportement moral et la rectitude de leur vie. Père Cléopa se rappelle encore : “Le matin, avant d’aller à l’école, la maman voulait nous donner à manger, mais le père lui disait : femme, laisse-les, ils ne vont pas mourir de faim ! Seulement à midi, après l’école, nous prenions tout d’abord le pain bénit, apporté le dimanche de l’église et ensuite nous mangions. Les frères les plus âgé, surtout le frère Michel, ne mangeaient rien jusqu’à ce qu’ils aient terminé de lire tout le Psautier “. Cette atmosphère et cette éducation religieuses de la maison ont préparé la vocation monastique des cinq enfants devenus moines. Et après la mort d’Alexandre leur père, leur maman Anne est devenue elle aussi moniale au monastère d’Agapia sous le nom d’Agafia. Elle s’est endormie dans le Seigneur, après vingt ans de vie monastique, à l’âge de 92 ans, en 1968.

Après l’école générale, à l’âge de 14 ans, sur l’exemple de ses deux frères ainés, le jeune Constantin commença à fréquenter régulièrement le skite de Cozancea, situé à cinq kilomètres de son village natal. Dans le skite vivait également Père Paissi „l’hésychaste “qui le reçut comme fils spirituel. Après trois ans, en 1929, Constantin partit définitivement pour le skite de Sihăstria avec la bénédiction de Père Paissi et accompagné par son frère ainé Basile. Le skite de Sihastria était renommé par la sévérité de la vie spirituelle imprimée ici par l’higoumène Ioanichie (Moroi), grand ascète, formé à la vie monastique au mont Athos. Etant seul prętre dans le skite, celui-ci célébra pendant vingt ans, jour après jour, la Divine Liturgie, se nourrissant uniquement de l’Eucharistie et de la prosphore dont il préparait les Saints Dons. Seulement samedi et dimanche il prenait un peu de nourriture avec les frères pour ne pas manquer à l’amour de ceux-ci.

Père Cléopa racontait également les dures épreuves auxquelles étaient soumis les nouveaux venus pour commencer la vie monastique à Sihăstria. Quant à lui et à son frère, ils durent rester trois jours à la porte du skite, ayant comme obédience de frapper sans cesse le tronc d’un arbre coupé, tout en récitant intérieurement la prière de Jésus : “Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur ! “. Le soir, l’économe du skite les conduisait dans une cellule pour se reposer avant l’office de minuit et des matines. Le lendemain ils devaient recommencer leur obédience à la porte du skite. Le soir du troisième jour, ils furent emmenés tout d’abord à l’higoumène pour la confession générale des péchés. Celui-ci leur demanda si le tronc frappé avait réagi en quelque façon. La leçon était que le moine est celui qui endure toutes les épreuves sans se plaindre. Après trois jours de jeűne total, ils reçurent à manger et le lendemain ils communièrent aux saints Dons. Puis ils furent intégrés dans la vie de la communauté. Frère Constantin reçut comme obédience le soin des moutons du skite. Ce qu’il fit avec beaucoup de zèle pendant 13 ans.

Frère Constantin avait une mémoire tout à fait exceptionnelle : il était capable d’apprendre par cœur le Psautier en entier, de très nombreux passages du Nouveau et de l’Ancien Testament, des hymnes acathistes et des prières ainsi que des textes des Pères de l’Eglise, qu’il devait citer, plus tard, abondamment, dans ses prédications et ses écrits. Sa pensée était toute imprégnée par les saintes Ecritures et par les saints Pères. L’écoutant parler, parfois des heures, on avait l’impression qu’il ne disait rien de lui-męme, car tout était inspiré des Ecritures et des Saints. Pourtant il n’avait étudié à l’école que sept ans. Etonnés de son savoir, beaucoup lui demandaient où il avait fait ses études universitaires. En plaisantant le Père Cléopa répondait : sur les collines de Sihăstria en paissant les moutons du skite “. En vérité, il a énormément lu pendant ces années d’obéissance comme berger : “toute la bibliothèque du monastère de Neamtz “où au XVIIIème siècle vécut saint Paissi Vélitschkovsky (1722-1794), monastère duquel dépendait encore Sihăstria en tant que skite, avant de devenir lui-męme monastère en 1947.

Le 2 aoűt 1937, après huit ans de noviciat, Frère Constantin est tonsuré moine et reçoit le nom de Cléopa. Il sera ordonné diacre le 27 décembre 1944 et prętre le 23 janvier 1945.

De la vie du skite à l’époque, il faut dire que le 30 mai 1941, un incendie dévora les cellules des moines (ils étaient une quarantaine), la chapelle et le toit de l’église, constructions toutes en bois. En voyant que tout son travail de plus de 30 ans était consumé par les flammes en quelques heures, le vieux et saint higoumène Ioanichie fit devant l’église trois grandes prosternations en disant avec Job : “le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, que le Nom du Seigneur soit bénit ! “Et, s’adressant aux moines, il dit : “Ne vous découragez pas, car tout cela est arrivé pour nos péchés. Endurez avec courage toutes les épreuves et ne quittez pas ce lieu sanctifié par les prières et les larmes de nos précurseurs. Respectez avec assiduité l’ordre saint de ce skite. Sachez que celui qui ne respecte pas cet ordre, sera expulsé par le lieu lui-męme. Si vous menez une vie chaste et si l’amour règne parmi vous, la Mère de Dieu relèvera elle-męme notre skite de ses propres cendres et vous trouverez paix et salut. Mais si vous ne respectez pas strictement le canon de prière, le jeűne et vos devoirs de moines, ce lieu sera abandonné. Car Dieu aime plus un lieu abandonné que le lieu où vivent beaucoup de moines, mais négligents et impurs “.

C’est dans ces conditions que Père Cléopa est élu en juin 1942 suppléant de l’higoumène et après la mort de celui-ci, en 1944, devient, contre son gré, le supérieur du skite. Il réussit en quelques années, dans les conditions extręmement dures de la guerre, avec l’aide de Dieu et de la Mère de Dieu, Protectrice du lieu, à restaurer entièrement le skite. Aussi la vie spirituelle se renouvela-t-elle par l’arrivée des nouveaux novices et un programme encore plus riche de prière. A part les offices de sept laudes et de la divine liturgie, chaque jour, le nouvel higoumène introduisit douze veilles de toute la nuit pendant l’année ainsi que la lecture ininterrompue du Psautier à l’église, entre les offices. Chaque moine devait lire, à tour de rôle, pendant deux heures, le Psautier à l’église. Cette règle est respectée jusqu’à ce jour.

En 1947 le skite sera élevé au rang de monastère et jouira d’une influence encore plus grande sur les fidèles de la région et du pays tout entier. Un événement majeure de la vie du nouveau monastère fut le transfert, le 1-er décembre 1948, du grand staretz Paissi l’hésychaste de Cozancea à Sihastria. Débordant d’amour et de bonté, le cœur miséricordieux, Père Paissi avait le don d’écouter et de conseiller dans le sacrement de la confession chaque jour des dizaines de personnes, non seulement les moines du monastère, qui selon la règle, devait se confesser chaque vendredi, mais également une multitude de fidèles. Il faut dire qu’en Roumanie, les fidèles aiment se confesser dans les monastères, surtout là où ils trouvent des grands staretz comme Père Paissi.

Mais la Roumanie commença justement à cette époque une nouvelle étape de son histoire. Le 30 décembre 1947, le roi dűt abdiquer et la dictature communiste s’installa et avec elle la persécution religieuse. La cible de la persécution étaient les prętres et les moines missionnaires qui avaient une influence mystique sur le peuple fidèle. Père Cléopa en fut parmi les premiers visés. Il arriva que le 21 mai 1948, lors de la fęte des saints Constantin et Hélène, Père Cléopa conclut son sermon à l’église en disant : “Que le Seigneur donne à nos dirigeants d’aujourd’hui d’ętre comme les saints Constantin et Hélène pour que l’Eglise se souvienne d’eux dans les siècles “. Après la divine liturgie, il ne réussit pas bien à ôter ses vętements liturgiques car une voiture l’attendait à la porte du monastère pour l’amener à la police secrète où il dut passer cinq jours dans un interrogatoire sans fin et sans rien recevoir à manger ou boire. Libéré après l’enquęte, le Père prit conseil de son Père spirituel et de plusieurs autres moines et se retira dans la foręt, non loin du monastère, où il se creusa une cellule souterraine. Là il vécut dans le plus grand anonymat pendant plusieurs mois.

En ce temps, le six juin 1948, après la mort du patriarche Nicodème, l’Eglise Orthodoxe de Roumanie reçut un autre patriarche, en la personne de Justinian Marina, qui avait une certaine ascendance sur le président du Parti communiste et qui appréciait particulièrement Père Cléopa. A la demande du Patriarche, le Père rentre, après six mois de réclusion, au monastère et reprend ses fonctions à la joie des moines et des fideles. Mais le nouveau patriarche avait un autre plan avec Père Cléopa. Dès le début de son patriarcat, le Patriarche commença une grande action qui visait le renouvellement du monachisme roumain dans son ensemble, par la création des écoles monastiques et męme des écoles techniques pour les moines. Ainsi en aoűt 1949, il transfère Père Cléopa avec un groupe des moines de Sihăstria au monastère de Slatina, au nord de la Moldavie, pour revigorer la vie de ce monastère situé dans une zone où beaucoup de fidèles faisaient schisme en refusant le nouveau calendrier adopté par l’Eglise en 1923. Comme higoumène de Slatina, Père Cléopa y introduisit la règle des offices de Sihastria, la confession hebdomadaire et une vie communautaire stricte, selon le modèle de saint Théodore le Studite. Il organisa également une école monastique pour les novices dont le nombre augmentait de plus en plus. Parmi les nouveaux venus, on compte aussi quelques théologiens comme Petroniu Tanase (âgé aujourd’hui de 96 ans), depuis 1970 higoumène du skite Prodromos sur le Mont Athos, Antonie Plămădeală, future métropolite de Transylvanie (1982-2005), Daniil Tudor, grand poète et mystique religieux, mort dans les prisons communistes, Arsenie Papacioc (né en 1914, actuellement dans le monastère de Techirghiol) qui passa lui aussi 14 ans dans les prisons et encore d’autres. En 1952 le nombre de moines et Frères à Slatina était de 80, dont 60 jeunes.

En męme temps, Père Cléopa reçut la charge de surveiller et de guider la vie monastique dans les monastères de la région : Putna, Moldovitza, Rasca, Sihastria et les skites de Sihla et Rarau. Toutes ces communautés suivaient la męme règle de prière et avait en grande estime Père Cléopa qui leur rendait visite régulièrement. Dans ces monastères également furent organisées des écoles monastiques. La popularité de Père Cléopa croissait de plus en plus. Nombre de moines et de fidèles de partout le cherchait continuellement pour recevoir des paroles de salut. Il était également invité à parler dans différentes paroisses pour défendre le nouveau calendrier. Męme la police secrète lui proposa de l’aider dans la propagande de la collectivisation de l’agriculture. Mais le Père refusa. C’est pourquoi la police le poursuivit et l’intimida constamment. Après une enquęte au monastère en 1952, Père Cléopa et plusieurs autres moines dont Père Arsenie furent emmenés au siège de la police où ils furent soumis à un long interrogatoire et accusés de saper l’économie nationale et d’avoir une attitude hostile au Parti communiste. Battus et enfermés la nuit dans une chambre illuminée par des forts réflecteurs pour ne pas pouvoir dormir, ils furent relâchés avec la consigne de ne plus faire de propagande religieuse. Revenus au monastère, sur le conseil de plusieurs pères spirituels, les deux Pères Cléopa et Arsenie partirent secrètement dans les montagnes où ils restèrent deux ans. Ils vécurent séparément dans des huttes cachées dans les foręts, mais ils se voyaient régulièrement pour la confession et l’Eucharistie. En 1954, le Patriarche obtint la permission des autorités politiques qu’ils rentrent au monastère. Peu après, le Patriarche leur demanda de rendre visite aux monastères de son éparchie de Bucarest pour pręcher et confesser les moines et les moniales. Début 1956, Père Cléopa se retire de Slatina, en laissant à sa place d’higoumène son disciple Emilian, et il part, à la demande du métropolite du Banat, pour une mission dans les monastères de Timisoara et Arad, à l’ouest du pays. Après cette mission de presqu’une année, il rentre définitivement dans son monastère d’origine, à Sihăstria et se dédie exclusivement à la prière et à la prédication.

Mais des lourds nuages apparaissent à l’horizon. En octobre 1959 un décret du gouvernement athée excluait du monachisme toutes les personnes âgées de moins de 50 ans, pour les femmes, et de moins de 60 ans, pour les hommes. Ainsi beaucoup de monastères et de skites furent fermés et plus de 4000  moines et moniales durent quitter leurs monastères pour retourner dans le monde et „travailler à la construction du socialisme “. La plupart des moines de Sihăstria, męme leur higoumène Ioil, durent quitter le monastère qui devint un asile pour les moines âgés de Moldavie. Père Cléopa se vit obligé, lui aussi, pour la troisième fois, de prendre le chemin du désert. Plus de cinq ans, il vécut isolé dans différents endroits, gardant pourtant un lien secret avec quelques moines dont Père Ioanichie Bălan, le futur historiographe du monachisme roumain. En ce temps de prière et de silence, il écrivit sur des sujets religieux plusieurs livres qui furent publiés vers la fin de l’époque communiste et ensuite.

En aoűt 1964 un décret de l’Etat amnistia tous les détenus politiques. Un vent de liberté se faisait sentir un peu partout dans le pays. Ainsi Père Cléopa put revenir le 29 septembre  dans son monastère. Il reprit ses prédications,  avec prudence, à l’église et surtout sur la colline devant sa cellule où les fidèles se rassemblaient chaque jour. Il fut constamment surveillé par la police secrète jusqu’ à la fin de l’époque communiste. Pendant ce temps  de 25 ans, on lui interdit, à plusieurs reprises, de parler au peuple. Pourtant la męme police l’appréciait pour ses prédications pour la défense de l’Orthodoxie face aux sectes : celles-ci, soutenues de l’Etranger, attiraient beaucoup de fidèles, ce qui était vu comme une menace pour l’unité du peuple, baptisé à 87 % orthodoxe. Ainsi s’explique la permission de publier certains livres de Père Cléopa, à l’époque communiste męme.

En 1977, le Père Cléopa fit un pèlerinage au Mont Athos et à Rome. Au retour, il visita à Célie l’archimandrite Justin Popovici (canonisé cette année par l’Eglise serbe) pour lui demander s’il devait continuer sa vie en Roumanie ou partir définitivement pour le Mont Athos. Le saint homme lui dit : “Père Cléopa, si tu pars pour le Mont Athos, tu seras une fleur de plus dans le „Jardin de la Mère de Dieu “. Et les fideles ? A qui seront-ils abandonnés ? De ton séjour au Mont Athos tu profiteras toi-męme, mais dans le pays beaucoup profiteront de toi, et tu conduiras à Dieu des âmes qui n’ont pas de guide spirituel. J’ai vécu aussi un temps au Mont Athos, mais je suis rentré pour faire de la mission dans mon pays. Je te conseille donc de rester dans le pays où tu trouveras ton propre salut et contribueras également au salut des autres. Cela est la plus grande œuvre des moines d’aujourd’hui, quand nous devons lutter contre l’incroyance, les sectes et l’indifférentisme religieux “(voir Archim. Ioanichie Bălan, La vie de Père Cléopa, Editions Trinitas, 2002, p. 168-169). 

Après la chute du communisme, Père Cléopa put se manifester en toute liberté. Il ne s’est pourtant jamais plaint de ses souffrances. Au contraire il disait que le communisme était permis par Dieu à cause des péchés du peuple. Dans la liberté retrouvée, plusieurs de ses disciples, dont l’actuel Patriarche de l’Eglise Orthodoxe de Roumanie Daniel (lui-męme, moine de Sihăstria), sont devenus évęques. Dans cette période, le nombre de moines et de fidèles qui lui rendaient visite augmenta de plus en plus. Beaucoup de jeunes lui demandaient la bénédiction d’entrer au monastère et devenir moines à Sihăstria où ailleurs. Ainsi Sihastria devint une pépinière des moines pour nombre de nouveaux monastères et skites de Moldavie. Père Ioanichie Balan publia les livres de Père Cléopa restés en manuscrit ainsi qu’une collection de brochures intitulées “Père Cléopa nous parle “pour la popularisation de la foi. Père Cléopa devait recevoir  dans sa cellule des moines et des fidèles ainsi que des évęques jusqu’au dernier jour de sa vie, le 30 novembre 1998. Il fut rappelé au Seigneur dans la nuit du 1-er décembre, à l’âge de 86 ans. A ses obsèques, le 5 décembre, participèrent huit évęques, des centaines de moines et de prętres et une foule de plus de 10.000 fidèles de tout le pays.

 

3. Communion et solitude dans la vie de Père Cléopa

Communion et solitude sont deux dimensions constantes dans la vie de Père Cléopa. Il fut un homme de communion par sa vie et sa mission dans les monastères de Sihăstria, de Slatina et dans d’autres monastères, et également un homme de solitude par sa vie personnelle de prière dans la cellule – quatre heures par jour, „canon “ qu’il respectait strictement – ainsi que par sa vie d’ermite durant huit ans. Sa vie de solitude et de communion a façonné sa personnalité charismatique. Il avait un sens très aigu de l’obéissance et de la soumission face à l’autorité de l’Eglise, d’autant plus que celle-ci était persécutée. Il savait très bien que pour faire moins de mal à l’Eglise, les évęques  étaient obligés de faire des compromissions avec le pouvoir politique. C’est pourquoi il n’a jamais condamné la hiérarchie dont le rôle est de garder l’unité de l’Eglise. Concernant le nouveau calendrier introduit en 1923, non seulement il accepta cette décision de l’Eglise, mais il se mit de toutes ses forces à la défendre par la prédication et par l’écrit. En ce sens il avait le témoignage de son higoumène Ioanichie. En vérité, celui-ci, après le changement du calendrier, se mit à jeűner 40 jours sans rien manger et boire et demander à Dieu si ce changement était selon sa volonté. Au bout de 20 jours, il vit les trois saints hiérarques Basile, Grégoire et  Jean Chrysostome qui lui dirent : “Ioanichie pourquoi doutes-tu et ne fais-tu pas obéissance ? Tu ne sais pas que la désobéissance conduit à la mort ? Et que l’obéissance est plus grande que l’offrande de soi ?“

  Quant à l’œcuménisme, un sujet tant controversé aujourd’hui dans certains milieux monastiques, Père Cléopa affirme dans les „Dialogues spirituels “avec Père Ioanichie Bălan (Editions de l’évęché de Roman et Husi, 1984, p.162): “Les rencontres entre les Eglises sont bonnes, évangéliques ; elles aident les chrétiens à mieux se connaître les uns les autres et à faire cesser ainsi la haine confessionnelle “. Il était également réaliste quant à l’union des Eglises qui n’adviendra pas bientôt car “aucune ne renonce facilement à sa foi  pour adopter la foi orthodoxe “. En ce qui concerne la grâce du salut, que d’aucuns contestent à toute autre Eglise en dehors de l’Orthodoxie, il dit littéralement : “L’Eglise Orthodoxe et l’Eglise Catholique, comme Eglises apostoliques, ont la grâce du salut “(p. 30).

 Dans les męmes „Dialogues “il répond  également par avance à des sujets qui troublent aujourd’hui beaucoup d’Orthodoxes, en ce qui concerne les signes apocalyptiques, comme le numéro 666 qu’on retrouve, semble-t-il, sur les étiquettes des produits qu’on achète dans les magasins, les cartes d’identité biométriques, les chips…etc. Je le cite encore : “Le numéro 666 est un numéro symbolique. Certains groupuscules sectaires croient au sens littéral qu’il sera un „sceau “apposé sur le front ou sur la main droite de certains chrétiens méritant la condamnation. Dans l’Eglise Orthodoxe, celui qui exprime le mieux le sens de ce numéro est saint André de Césarée. Selon lui, le premier 6 symbolise la folie de la rancune ; le deuxième 6 symbolise  la raison (noűs) pleine de trouble ; et le troisième 6 symbolise le désir irrationnel. Ces trois passions mauvaises : la rancune, le manque de foi et la débauche (l’adultère) seront très répandues parmi les chrétiens des derniers temps “(p.140).

L’amour qui crée et fortifie la communion était la vertu principale du Père. Il débordait d’amour pour les moines, pour les fidèles et pour toute la création. Il était si miséricordieux qu’à Sihastria et à Slatina s’introduisit la coutume d’offrir à manger à tous les fidèles qui participaient aux offices. Parfois ceux-ci étaient en si grand nombre que toutes les provisions du monastère devaient ętre partagées avec les pèlerins. Et le Père d’insister de mettre tout sur la table, sans réserve, convaincu que lorsqu’on donne tout ce qu’on a, Dieu pourvoit miraculeusement pour les repas suivants – ce qui arriva toujours dans de telles situations. Cette habitude d’offrir à manger aux pèlerins s’est répandue également dans d’autres monastères. Le Père appréciait chez les fidèles simples, venus des villages, leur sincérité, leur humilité et leur regret pour les péchés. Il disait avec saint Jean Chrysostome : “si vous cherchez une foi pure, vous la trouverez chez le peuple simple “.

Concernant le rapport entre communion-mission et solitude chez les moines, Père Cléopa disait : “il faut garder les deux, car elles ne s’excluent pas. On a pourtant besoin de beaucoup de vigilance et d’humilité. Comme moines nous ne devons pas négliger notre règle monastique de prière, de silence, d’obéissance, de chasteté et de pauvreté pour l’amour du Christ. Tout cela aide à notre purification et à notre salut… Il est recommandé aux jeunes moines, à ceux qui aiment le silence, aux moines de grand schème, aux vieillards et aux malades, de choisir plutôt le silence, l’obéissance, l’église, la cellule et la solitude dans la communauté, tandis que les confesseurs, les moines chargés de recevoir les pèlerins, les prętres qui ont une vie chaste et le don de la parole, tous ceux-ci ont le devoir de s’occuper des fidèles avec beaucoup d’amour, d’écouter leurs problèmes, de les conseiller, de prier pour eux et de les encourager… Mais la prière, l’église et l’obéissance sont le devoir de tous „(p.159). Père  Cléopa ne recommanda à personne de se retirer dans le désert car la vie solitaire est beaucoup plus difficile que la vie dans une communauté et comporte plus  de dangers. Il disait que dans le désert s’est le diable lui-męme qui combat contre le moine, tandis que dans le monde ou dans une communauté il agit plutôt à travers les autres. De toute façon, selon la Tradition, il faut avoir beaucoup d’expérience de vie dans une communauté avant de se retirer dans le désert, avec la bénédiction du père spirituel et de l’higoumène.

Père Cléopa, qui était un homme très réaliste et qui a écrit męme un livre au sujet des ręves, des visions et des miracles, pour mettre en garde contre une interprétation facile et pour qu’on ne se laisse pas aller à rechercher de tels phénomènes, raconte avec discrétion, à la demande insistante de ses disciples, quelques phénomènes extraordinaires  qu’il a vécus lui-męme dans le désert, soit comme tentations du diable pour le perdre, soit comme interventions de Dieu pour le sauver ou pour l’encourager dans le combat contre le Malin. Voici deux exemples :

 “Une nuit, vers une heure du matin, après avoir lu l’office de minuit et pendant l’office de matines, j’attends un énorme bruit… La terre tremblait. J’ouvre la porte de ma hutte et je vois une lumière éclatante et dans la lumière un chariot en cuivre à plusieurs roues. Du chariot descend un homme de grande taille avec des yeux à moitié blancs, à moitié noirs. Il me demande d’une voix autoritaire : „Qu’est-ce que tu fais ici ?“Sur le coup je me suis souvenu ce que disent les saints Pères : “Si tu a les saints Dons avec toi, tu as le Christ vivant“Alors sans attendre, je suis revenu dans la hutte j’ai embrassé l’arbre où je gardais les saints Dons en disant : “Seigneur Jésus ne m’abandonne pas ! “Vous vous imaginez avec quelle intensité on prie lorsque le diable est à la porte! Près de ma hutte il y avait un grand ravin. Et quand je regarde de nouveau dehors, je vois le diable comme un tourbillon dégringoler avec le chariot dans le ravin, chassé par la puissance du Christ. Lorsqu’il est tombé, j’ai entendu un bruit assourdissant dont le tintement est resté dans mes oreilles jusqu’au lendemain à 13 heures “(Vie du Père…, p.125-126).

Chaque jour, Père Cléopa récitait l’hymne acathiste de la Mère de Dieu. Une nuit, dans le désert, lorsqu’il lisait l’Acathiste, le diable lui apparut dans une vision semblable à celle décrite plus haut. Il voulait le tuer le jetant sur une grande roue qui tournait. Au-dessus de la roue, en danger de mort, le Père avec le livre de prières dans ses mains, embrassa très fort le livre contre sa poitrine et s’écria: “écartez-vous, j’ai sur moi des actes de la Mère de Dieu qui me protège ! “. Ainsi il fut sauvé. Après cette tentation diabolique, pendant 40 jours lorsqu’il récitait l’Acathiste, la hutte s’emplissait d’une odeur de lis et de roses. Craignant les premiers jours que cette odeur vienne du diable, il pria Dieu de l’écarter. Mais finalement, il s’est rendu compte que l’odeur venait de Dieu comme encouragement dans son combat ascétique (ibidem, p.113).

Je voudrais terminer cette présentation par quelques sentences du Père Cléopa. Elles sont innombrables dans ses écrits :

 Sur la prière du cœur : „Aussitôt que l’intellect entre dans le cœur (pendant la prière), un signe naturel se manifeste. C’est comme un clou de feu qui embrase le cœur à partir de son centre. Puis la chaleur passe à la poitrine, dans les omoplates, la colonne vertébrale et dans le corps entier. La sueur commence à inonder le corps et les yeux versent des larmes de repentir. C’est la prière de feu ! Le marié rencontre l’épouse : le Christ et notre âme. Cette union spirituelle fait de l’homme un seul esprit avec Dieu. C’est ce que dit l’apôtre Paul : “Ne savez vous pas que celui qui s’unit à la prostituée fait avec elle un seul corps ?… Mais celui qui s’unit au Seigneur est avec lui un seul esprit “(I Corinthiens 6,16-17).

„Cette union nous donne une grande douceur spirituelle et une grande chaleur. Pourtant ce n’est pas seulement la douceur et la chaleur le fondement de la prière ; celui-ci est plutôt la componction du cœur pour les péchés, le repentir et les larmes. Dans cet état, notre âme jouit d’un tel bonheur et soulagement, d’une telle douceur et chaleur que lorsqu’elle revient de cette union avec le Christ dans le cœur, il lui est impossible de dire quelques mots. Quels moments de bonheur, quelle douceur, quelle joie a-t-elle eus dans son cœur ! Et celui qui prie ainsi, c’est-à-dire avec l’intellect descendu dans le cœur ou l’intellect uni au cœur, pendant une heure ou deux heures, lorsqu’il cesse de prier, son cœur ne pourra plus, durant des semaines, recevoir aucune pensée de ce monde. Le ciel de son cœur est si pur que L’Esprit saint peut agir en lui en toute liberté “.

„L’intellect (noűs) peut se purifier facilement des pensées mauvaises. Il suffit de lire quelques passages des saintes Ecritures ou de dire une courte prière avec attention. Mais il peut aussi facilement se laisser à nouveau entraîner par des pensées mauvaises. Le cœur, en revanche, se purifie difficilement des passions mauvaises, car il se laisse plus difficilement aussi dominer par ces passions.

„Trois sont les ennemis qui luttent contre nous jusqu’à la mort : le diable, les plaisirs de ce monde et la chair. Le diable est le principe de tout mal. Il nous tente directement par des pensées d’incroyance, de blasphème, de doute, de désespoir, d’orgueil et de vaine gloire. Indirectement, il nous tente à travers les hommes par des pensées d’orgueil, de vaine gloire, de colère et de débauche. Il nous tente également par l’argyrophilie, l’avidité, l’envie, la condamnation, le bavardage… À travers la chair, il nous tente par la paresse, la gourmandise, l’ivresse, la débauche, la torpeur de la volonté, l’insensibilité du cœur et encore d’autres pareilles à celles-ci.

„Il faut avoir toujours la conscience que nous péchons  à chaque instant. Sans cette humilité nous ne trouverons pas le salut.

„L’obéissance sans prière est propre au mercenaire, mais celui qui obéit et prie en męme temps fait Liturgie.

„L’humilité naît de l’obéissance sans contestation.

„Il ne faut jamais enseigner aux autres, avant de vivre soi męme ce qu’on veut leur dire. Celui qui enseigne aux autres ce qu’il n’a pas lui-męme expérimenté est semblable à une source peinte sur une paroi, tandis que celui qui parle à partir de sa propre expérience est semblable à une source d’eau vive.

„Aux moines qui le cherchaient pour entendre une parole de salut, le Père leur demandait si leur monastère était un monastère cénobitique où les moines ne possèdent rien, mangent et prient ensemble. Ensuite il leur demandait si dans leur monastère on mangeait de la viande. Si c’était le cas, il s’attristait et disait : „si j’étais moi là ! Voici l’icône de saint Calinique de Cernica (évęque, le plus grand saint de l’Eglise de Roumanie au XVIII- ème siècle). Il nous regarde. Saint Calinique écrit dans son Testament : „si le moine ou la moniale mange de la viande dans son monastère ou dans le monde, la communauté doit se rassembler et le fouetter par 39 fois. Et s’il ne cesse pas de manger de la viande qu’il soit expulsé du monastère “.    

„Il est plus difficile de faire un vrai moine qu’une cathédrale !

„Père, lui dit un fidèle, je crois que vous ętes un saint. Et le Père de lui répondre : moi aussi je crois que le diable a parlé par ta bouche “.

 

Métropolite Serafim