L’Orthodoxie entre Tradition et Modenité (Zürich, 16.05.2009)

Conference soutenue à Ökumenisches Forum für Glauben Zürich, le 16 mai 2009, et poubliée sous le titre: „Orthodoxie zwischen Tradition und Moderne” dans le magazin ”Religion und Gesellschaft in Ost und West” (RGOW) No. 10/2009, pp. 12-15 

 En premier lieu je voudrais remercier les organisateurs de m’avoir invité à participer à cette Assemblée générale annuelle de l’association G 2 W – „Forum oecuménique pour la foi, la religion et la société dans l’Est et l’Ouest” et de m’avoir proposé le thème: „L’Orthodoxie entre Tradition et Modernité”. J’ai reçu cette invitation avec joie, comme un honneur qui m’est fait et avec la crainte de décevoir les membres distingués de cette Assemblée. Je ne suis pas un professeur de théologie qui lit beaucoup pour préparer des cours ou pour écrire des études et des livres. Attendez-vous donc, non pas à une conférence doctorale, mais plutôt au partage de quelques pensées et de soucis qui me préoccupent en relation avec ce thème. Ma vocation d’évêque est de servir et d’enseigner le peuple de Dieu, moins à partir de livres que j’ai  lus, qu’à partir de mon expérience personnelle de communion avec Dieu. Par ailleurs, comme évêque, je me sens responsable non seulement du diocèse que l’Église à laquelle j’appartiens m’a confié, mais de toute l’Église de Dieu, donc de tout ce qui se passe dans l’Église chrétienne. Paul Evdokimov exprime la responsabilité de l’Évêque ainsi: visible sur le plan horizontal, l’autorité de l’évêque se limite à son diocèse; sur l’axe vertical, il est l’évêque de l’Église tout entière.

  Je dis cela pour souligner qu’un évêque est, par la nature même de son ministère, responsable de se placer au service de toute l’Église, surtout quand il est question de l’unité de celle-ci ou des grands problèmes qui se posent dans le monde chrétien. De même le Prêtre, et le Fidèle en vertu du baptême, sont responsables, chacun selon sa vocation, de tout ce qui arrive dans l’organisme vivant de l’Église – le Corps du Seigneur. Bien sűr, chaque membre de l’Église – fidèle, prêtre ou évêque – remplit sa vocation de service et de responsabilité en fonction de son engagement conscient dans la communauté de l’Église et selon son don particulier: certains excellent dans la prière, d’autres dans l’ascèse, d’autres s’investissent de tout leur être au service du prochain, d’autres édifient l’Église par leur sagesse… „Les dons sont divers, mais c’est le même Esprit; il est des formes différentes de service, mais c’est le même Seigneur”, dit le saint apôtre Paul (1 Co. 12, 4-5).

Comme j’ai vécu en Occident 22 ans, je sais que l’Orthodoxie est considérée par de nombreux Occidentaux avec sympathie, surtout pour sa spiritualité ou pour la beauté des icônes. La plupart des personnes l’ignorent pourtant ou voient en elle une Église démodée, conservatrice, rétrogade même, anti-oecuménique et anti-occidentale. A former une telle image contribuent de façon regrettable certains d’entre nous Orthodoxes, qui ont une pensée réellement sectaire, simplificatrice et purement rationaliste, totalement contaire à l’esprit orthodoxe – esprit d’équilibre et de mesure, de non jugement du prochain même quand apparaissent les faiblesses de sa pensée ou de sa mystique… D’après de tels Orthodoxes,  le Christ a fondé une seule Église, et c’est l’Église orthodoxe. Les autres confessions chrétiennes sont toutes privées de la grâce salvatrice aussi longemps qu’elles restent à l’écart de l’Église orthodoxe. Tous les hétérodoxes sont donc hérétiques. Et même les Orthodoxes qui ont des relations avec les hétérodoxes sont qualifiés d’hérétiques !

Par ailleurs, ces mêmes Orthodoxes ont une mentalité encore tributaire de l’époque des controverses et des guerres religieuses, car ils voient en tous des hétérodoxes luttant contre l’Orthodoxie. Certains pensent même qu’il existe une coalition universelle contre l’Église orthodoxe, dirigée bien sűr par la maçonnerie ou par ceux qui cherchent à imposer au monde une nouvelle religion, le New Age!

Je ne pense pas que quelqu’un de la G W 2 identifie l’Orthodoxie à l’image que donnent ces Orthodoxes même si dans les pages de cette revue nous rencontrons fréquemment des critiques, plus ou moins objectives, indiquant les défauts de l’Église orthodoxe ou de ses représentants.

Tout en tenant compte du contexte occidental dans lequel nous nous trouvons, et où l’Orthodoxie est peu connue, je vous demande la permission pour commencer par présenter quelques „valeurs fondamentales de l’Orthodoxie”, pour ensuite me rapporter au „rôle de la Tradition dans l’Orthodoxie” et terminer par „l’Orthodoxie face à la Modernité”.

I. Valeurs fondamentales de l’orthodoxie

1. Un Dieu proche

Le croyant orthodoxe vit son intimité avec Dieu surtout dans le culte de l’Église-un rituel riche et rempli de symboles-, dans le chant liturgique et dans tout le climat spirituel qui émane de l’espace sacré de l’église enrichie de fresques et d’icônes et qui constitue une vraie Bible en images. Dès que nous entrons dans une église orthodoxe, nous avons le sentiment que nous entrons dans un autre monde, que nous pénétrons dans le Royaume de Dieu qui est la „communion des saints”; nous faisons dès ce moment une expérience mystique: nous nous sentons proches de Dieu et protégés par ses saints qui nous entourent de toutes parts.

La Mère de Dieu „Platytera” portant Jésus Enfant nous accueille dans l’abside du sanctuaire les bras ouverts; Jésus Christ Sauveur Pantocrator (le Souverain) nous bénit depuis la coupole de l’église; les saints en prière et leur orientation vers le saint Autel nous invitent à nous tourner vers le „lieu du coeur”, le „trône de Dieu”. Les fresques qui ornent les murs de l’église comportent des scènes de la vie du Sauveur, actualisent de façon visuelle les événements majeurs de l’histoire du Salut et nous y font participer par la foi.

De même, l’architecture aux formes arrondies qui est celle de l’église, ainsi que la liturgie angélique qui apparaît dans la coupole, indiquent que „le ciel descend”, et que les anges servent avec nous: „Nous qui dans le mystère représentons les chérubins, et chantons à la vivifiante Trinité l’hymne trois fois sainte…”, disons-nous dans l’hymne „chérubique” de la liturgie de saint Jean Chrysostome. Un autre chant, dans l’hymne de la liturgie des Dons présanctifiés, dit: „Maintenant les Puissances célestes célèbrent avec nous, car voici qu’entre le Roi de gloire”. Tout dans une église orthodoxe est orienté vers la prière, tout favirise la prière, l’intérioriation, la contemplation. Ainsi Dieu se rend proche de l’être humain, Il se laisse goűter dans la sainte Communion, entendre dans la Parole évangélique, voir, toucher et vénérer dans l’Icône, que parfume la fumée de l’encens, symbole de la prière qui s’élève vers lui: „que ma prière s’élève devant toi comme l’encens!” (Ps.140, 2).

Un fidèle orthodoxe bien intégré dans la tradition liturgique de l’Église, sait que l’Église sanctifie par sa prière, non seulement la vie des humains, mais également la nature environnante. Aussi fait-il appel à la prière du prêtre pour la bénédiction de la maison, des animaux, des semences et des fruits de la terre… Ainsi Dieu est-Il présent partout, par sa bénédiction, et ressenti comme tel par le fidèle.

Comme l’Orthodoxie propose à l’être humain un Dieu si proche, si humain, et parce que tout en elle est fait pour l’être humain, à sa mesure – qui toutefois est la mesure de Dieu même fait Homme – ses grands témoins ont affirmé que „l’Orthodoxie est la nature de l’Homme” appelé à la déification, c’est-à-dire à l’union totale avec Dieu par les énergies divines.

La distinction ineffable en Dieu, de la nature divine transcendante et inconnaissable et des énergies divines incréées (la grâce et toutes les opérations de Dieu dans la Création) qui nous unissent avec Dieu et nous déifient, nous aide précisément à comprendre comment Dieu peut être en même temps transcendant et immanent, au-delà de tout ce qui existe et pourtant présent et proche de l’Homme et de sa Création, sans pourtant se confondre avec celle-ci dans un panthéisme.

2. Un christianisme liturgique et mystique

Tout le monde est d’accord que l’Orthodoxie excelle par sa spiritualité, c’est-à-dire par son trésor de foi et de vie spirituelle, liturgique et mystique. L’Église orthodoxe est particulièrement une Église de prière et de célébration liturgique. Au long des siècles, sous la domination turque puis sous celle du communisme, elle a survécu grâce à ses offices liturgiques. L’Orthodoxie a la conscience que Dieu réalise le salut des humains par les sacrements et par la prière de l’Église, dans lesquels se continuent et s’actualisent indéfiniment l’Incarnation du Seigneur et tous ses actes salvateurs. La foi se vit et s’exprime donc dans les sacrements et dans le culte de l’Église. Pour cette raison, saint Cyprien de Carthage dit que en dehors de l’Église il n’est pas de salut.

Pour cette raison, la théologie orthodoxe, en tant que fonction de l’Église, est fondamentalement une théologie de l’expérience; elle s’enracine et s’inspire constamment de la vie liturgique de l’Église. Dès l’origine s’est imposé dans l’Église le principe „lex orandi, lex credendi” – la règle de prière est la règle de foi. Déjà au 2ème siècle, saint Irénée de Lyon disait: „notre foi est conforme avec l’eucharistie, et l’eucharistie confirme la foi” (Adv. Haer.IV, 18). Évagre le Pontique (4ème siècle) identifie le théologien avec celui qui prie. „Si tu es théologien tu prieras en vérité; et si tu pries vraiment tu seras théologien” (Sur la prière, 61). Prier vraiment signifie engager dans la prière tout son être: le corps, l’âme et l’esprit. La prière véritable ou pure dont parlent tous les Pères ascétiques est une prière de l’intellect uni au coeur. Elle est protégée de la tentation de se réduire au pure intellectuel, comme de la tentation du sentimentalisme, parce que, d’après ces mêmes Pères, l’intellect n’est qu’une énergie du coeur, et le sentimentalisme disparaît là où la prière a un profond contenu théologique. Rappelons ici que l’Église a assumé dans son culte tous les dogmes proclamés par les Conciles oecuméniques.

Par conséquent, la prière s’adresse au coeur comme centre de toutes les puissances psychosomatiques de la personne qu’elle restaure dans leur unité ontologique avec l’humanité toute entière et avec l’entière Création. Pour le fidèle qui prie vraiment, le prochain n’est pas seulement dans l’humanité un individu distinct: il est une personne en communion qu’il perçoit comme son propre membre. „Vous êtes le corps du Christ et ses membres, chacun en particulier”, dit le saint apôtre Paul (1 Co.12, 27). La Création elle-même se récapitule dans le coeur de l’être humain qui est, d’après les saints Pères de l’Église, un microcosme.

Bien sűr, la grande prière de l’Église, la prière qui constitue l’Église, est l’Eucharistie célébrée dans le cadre de la Divine Liturgie. La Liturgie est vécue par les fidèles orthodoxes comme „le ciel sur la terre”, Dieu qui descend, attesté par Jésus Christ le Pantocrator et par la liturgie céleste de la coupole de l’église, présence réelle dans les dons eucharistiques que sont le Corps et le Sang du Seigneur. Christos Yannaras dit au sujet de la Liturgie et du culte de l’Église qu’ils sont l’expression la plus élevée de la création humaine, de tout ce que l’être humain pu créer de plus beau pour sa propre culture. En vérité, rien ne cultive plus l’être humain que la prière et le culte de l’Église.

Comme elle est de nature mystique, l’Orthodoxie a un grand respect pour le „mystère” (tainà); elle ne cherche pas à l’expliquer rationnellement, car elle le déformerait ainsi ou même le détruirait; mais elle laisse le mystère se révéler lui-même dans l’acte d’adorer, de contempler. Le mystère est donc objet de foi et d’adoration, non de spéculation intellectuelle. La foi elle-même demande „la mise en croix de la raison” et l’acceptation humble du Mystère. Dans un monde hyper intellectuel, comme l’est notre monde, cela me semble extrêment important, et même salutaire. Car l’être humain ne peut vivre sans foi, sans mystère. La preuve en est la recherche du mystère dans les religions extrême orientales par beaucoup de chrétiens aujourd’hui. Justement par respect pour le mystère, les Pères de l’Église se sont gardés de tomber dans la tentation de conceptualiser la foi. La raison en est, d’une part, que toute expression rationnelle de Dieu est par elle-même une limitation, comme tout ce qui est humain, et d’autre part, que les dogmes peuvent être interprétés de façon différente suivant les différents contextes culturels. L’Histoire témoigne combien certaines définitions dogmatiques des sept conciles oecuméniques, formulées pour combattre diverses hérésies, ont donné naissance à des schismes et à des inteprétations erronnées dont l’Église souffre encore aujourd’hui.

3. Un christianisme ascétique

La spiritualité orthodoxe a comme note dominante l’ascèse, la lutte contre les passions par la prière, le jeűne alimentaire, l’abstinence, la sobriété en tout, le renoncement à la volonté propre et l’obéissance à un Père spirituel. Tout ceci est en vue d’acquérir l’amour par lequel nous ressemblons à Dieu. Parmi les grands saints de l’Église, on compte également ceux qu’on appelle Pères ascétiques. Ils nous ont laissé une série d’écrits se référant à la vie spirituelle, à la façon dont l’être humain peut se purifier, être illuminé et parvenir à la perfection. Une partie de ces écrits a été rassemblée dans la fameuse collection spirituelle intitulée „Philocalie” (littéralemenet: amour de la beauté), de saint Nicodème l’Hagiorite, publiée à Venise en 1872. Aujourd’hui la Philocalie est traduite et publiée dans de nombreuses langues. Les Pères ascétiques de l’Église se révèlent être de grands connaisseurs de l’âme humaine; ils se fondent sur leur propre expérience de la lutte contre les démons et les passions qui obscurcissent et pervertissent l’esprit, pétrifient le coeur, affaiblissent la volonté et ruinent le corps, enfermant l’être humain dans un univers où ne peut demeurer l’amour de Dieu et du prochain.

Les Pères ascétiques se révèlent également de grands réalistes dans leur enseignement concernant les passions et sur l’ascèse, quelquefois extrêmement rigoureuse, nécessaire pourtant dans la lutte contre ces maladies de l’âme. Mais les Pères savent très bien que le Salut est un don gratuit de Dieu et que, par conséquent, „tout est grâce”. „Car la volonté de Dieu est celle-ci: votre sanctification” (1Th.4, 3). En d’autres termes „la grâce se paie” (Bonhöffer). Ceci est exprimé dans la maxime patristique: „Donne ton sang et reçois l’Esprit”, sentence inspirée non seulement d’une expérience personnelle mais de la sainte Écriture. En effet, la vie du Seigneur a été fondamentalement un sacrifice continuel pour la rédemption des péchés du monde. C’est là l’unique et salutaire sacrifice, auquel se sont associés les prophètes, la Mère de Dieu, saint Jean Baptiste, les Apôtres… et tous les martyrs et les saints de l’Église. C’est pourquoi le Sauveur a dit: „Depuis les jours de Jean Baptiste jusqu’à ce jour le Royaume des cieux se prend par la persévérance et ceux qui se font violence mettent la main sur lui” (Matt.11, 12); le saint apôtre Paul nous encourage: „Dans votre lutte contre le péché, vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang” (Hb.12, 4).

Dans la Philocalie et dans d’autres écrits ascétiques, nous trouvons une description détaillée de chaque passion et de la façon dont il faut que nous luttions, par l’ascèse et par la culture des vertus correspondant aux passions respectives afin de nous en délivrer. La passion en effet paralyse la volonté de bien et nous réduit à l’esclavage (Jn.8, 34), alors que la vertu fortifie la volonté et nous fait jouir de la liberté des „fils de Dieu”. Certes, à l’origine de chaque passion se trouve un esprit mauvais qui nous tente et contre lequel il faut que nous luttions. „Car notre lutte n’est pas contre le corps et le sang, mais contre les esprits du mal répandus dans l’atmosphère” (Eph.6, 12). Ces „esprits” travaillent par les sensations qu’éprouve l’être humain et souillent particulièrement le coeur, lieu où se concentre comme dans un foyer toute notre nature avec toutes ses puissances psycho – somatiques. Le coeur est également le lieu de la grâce baptismale, le lieu du „combat invisible” contre les esprits: c’est „du coeur de l’être humain que viennent les pensées mauvaises, la débauche, le vol, le meurtre, l’adultère…” (Mc.7, 21-23) et tout péché qui souille l’être humain. Pour toutes ces raisons, notre attention entière doit être tournée vers le coeur, dans la garde des pensées mauvaises qui peuvent entrer dans le coeur. Tout péché en effet commence par une pensée mauvaise qui, si elle est acceptée, souille le coeur, se transforme en acte, acte mauvais qui par répétition devient une passion. Une prière généreuse, continuelle – „priez sans cesse” (1Th.5, 17) -, accompagnée du jeűne alimentaire suivant la tradition ecclésiale et d’une vie sobre en liaison permanente avec les sacrements de l’Église, permet à l’esprit d’être continuellement vigilant, de ne pas accepter les pensées mauvaises et de demeurer en étroite liaison avec le coeur.

Répétons que l’intellect n’est qu’une énergie du coeur : il ne peut arrêter la multitude des pensées qui l’attaquent que si, par la prière, il réussit à descendre dans le coeur. Quand l’intellect s’unit ainsi au coeur, l’être jouit de la „paix du coeur”, de l’équilibre de l’âme si nécessaire à la vie. Le signe qu’il aura atteint la „paix du coeur” est „la sensation du coeur”, qui est la „sensation de Dieu, lui même” (saint Diadoque de Photicée, 6ème siècle), la „sensation” de la grâce baptismale. Le contraire de la „sensation du coeur” est la pétrification du coeur ou l’insensibilité du coeur. Dès lors la grâce peut oeuvrer librement dans la vie de l’être humain. Elle remplit le coeur de la chaleur de l’amour qui se ressent d’abord dans la poitrine puis dans tout le corps. C’est la chaleur de l’amour pour Dieu et pour les humains et pour toute la Création, car dans cet état le coeur a retrouvé son unité ontologique avec toute la Création. Tout vit dans un coeur pur, libre du péché et des passions! Le fidèle qui a atteint la paix du coeur, en tant que don de Dieu, est lumineux, doux, bon, compatissant, facile au pardon, équilibré en tout. Il élève une prière pleine de larmes pour tous les humains, pour les animaux et pour les ennemis de la vérité ainsi que pour ceux qui lui nuisent constamment… Il prie pour que soit gardée toute la Création et qu’elle soit sauvée (Isaac le Syrien). Quoiqu’elle demande beaucoup de renoncement, la spiritualité orthodoxe est par conséquent une spiritualité de la lumière, de la résurrection, de la communion, comme fruit de l’oeuvre du saint Esprit et de l’engagement personnel.

Disons encore que le jeűne alimentaire, et en général l’ascèse recommandée par la Tradition orthodoxe, constituent la seule réponse qui peut être donnée à la société de consommation dans laquelle nous vivons – „dictature sans dictateur” (Andrea Riccardi) qui ne peut être renversée que par l’esprit ascétique des chrétiens.

4. Un christianisme évangélique

On croit généralement que la Bible ou la Parole de Dieu a peu de place dans le culte de l’Église orthodoxe et, en général, dans la vie du chrétien orthodoxe. Il est vrai que les lectures bibliques, à l’exception des Psaumes, sont peu présentes dans le culte orthodoxe: pourtant celui-ci est par excellence d’inspiration biblique. Nous pourrions dire que l’ensemble du culte orthodoxe, d’une richesse et d’une profondeur inégalables, est une Bible en hymnes et en prières. Ainsi le fidèle orthodoxe expérimente la Bible dans le culte et la spiritualité de l’Église. L’Église orthodoxe, quoique l’interprétation lui en incombe, recommande la lecture de la Parole de Dieu par chaque fidèle.

Celui qui connaît l’Orthodoxie „de l’intérieur”, par son expérience vécue, se rend compte que son esprit est l’Esprit de l’Évangile même, c’est-à-dire l’esprit de simplicité, d’humilité, d’obéissance, de repentir continuel, de sacrifice… Le Nouveau Testament nous présente la vie chrétienne comme marche „à la suite du Christ” (cf. Lc.9, 23) ou „imitation du Christ” (Lc.11, 29; 1Co.4, 10; 11, 1). En Occident, L’Imitation de Jésus Christ de Thomas de Kempis (15ème siècle) a joué un grand rôle dans la piété populaire. En Orient, les Orthodoxes préfèrent parler surtout de „vie en Christ” et de „vie dans l’Esprit saint”, pour souligner le caractère ontologique de l’union avec le Christ, jusqu’à l’identificaion à lui. Nicolas Cabasilas, un laďc du 14ème siècle, a écrit un livre, La Vie en Christ, qui a joui du même succès en Orient que L’Imitaton de Jésus Christ en Occident. Le but de la vie en Christ est de devenir un avec le Christ, „un seul Esprit avec lui” (cf. 1Co.6, 17): „Pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage” (Phi.1, 21); ou : „nous avons la pensée du Christ” (1Co.2, 16) ou encore: „Ayez en vous les même sentiments qui furent dans le Christ” (Phi.2, 5). Telles sont les expressions particulièrement aimées de la spiritualité orthodoxe.

La „vie en Christ” n’est ni statique, ni éloignée du corps ou de la société dans laquelle nous vivons. D’ailleurs, l’Orthodoxie voit en l’être humain une unité indestructible du corps, de l’âme et de l’esprit. L’être humain total est appelé à la sanctification: „Le Dieu de paix vous sanctifie parfaitement, votre esprit votre âme et votre corps…” (1Th.5, 23). C’est pourquoi, l’ascèse et les autres moyens de sanctification, ont en vu l’être total, ainsi que le milieu dans lequel il vit. La vie chrétienne est un processus continu de croissance spirituelle jusqu’à „la stature de l’Homme accompli, à la mesure de la maturité parfaite du Christ” (Eph.4, 13). Elle commence au baptême, par lequel nous devenons les membres du Corps du Christ, c’est-à-dire de l’Église (1Co.12, 27; Eph.1, 22-23) ; elle s’accomplit par degrés dans la synergie de la grâce du saint Esprit, participé dans les saints mystères de l’Église, particulièrement dans l’Eucharistie, et de l’effort personel de sanctification.

Le saint apôtre Paul assimile la vie chrétienne à la course des sportifs sur le stade où l’on lutte pour remporter le prix. Elle se développe suivant des règles précises de conduite morale que nous trouvons dans la sainte Écriture, à commencer par la „Loi” du Sinaď, c’est-à-dire les dix Commandements : cette loi est menée à sa perfection par le Sermon sur la montagne ; elle se développe dans les exhortations et les exemples innombrables des prophètes, du Sauveur lui-même et des saints apôtres. Toutes ces règles de conduite morale aident le fidèle à discerner le bien du mal, et particulièrement à se garder du péché ou à s’en libérer. Car toute personne qui commet le péché est esclave du péché (Jn.8, 34), et „le salaire du péché c’est la mort” (Rom.6, 23).

Pour les Orthodoxes, la Parole de Dieu dans les saintes Écritures a une valeur toujours actuelle, elle ne vieillit pas et ne se démode pas, même si quelques uns refusent de lui reconnaître ce caractère. C’est justement pour cela que l’Orthodoxie ne fait pas de compromis avec le péché, quoiqu’elle montre une grande compréhension de la faiblesse humaine. Elle condamne le péché, mais non le pécheur. Son but est d’aider le pécheur à vaincre le péché, véritable maladie de l’âme. Plus le fidèle a une conscience vive du péché, plus se développe en lui le repentir et l’humilité, donc la proximité de Dieu. Une conscience libérale, qui ne distingue pas clairement le bien et le mal, la vertu et le péché, éloigne l’être humain non seulement de Dieu mais également de sa propre nature.

L’Église, on le voit, ne peut s’accommoder à l’„esprit du temps”. Elle sera toujours en opposition avec l’esprit de ce monde déchu, précisément pour aider au salut de la personne.

II. Orthodoxie et Tradition

L’Église orthodoxe a conscience d’être l’Église de Dieu, „une, sainte, catholique et apostolique” et, par conséquent, la continuation historique de l’Église une du premier millénaire. L’Église s’identifie au Christ, elle est „le Corps du Christ”: le Christ en est la Tête, l’Église les membres. Entre la Tête et les membres il n’y a pas la moindre séparation, dit saint Jean Chrysostome. Comme telle, l’Église est de nature divino humaine.

„Jésus Christ, hier, aujourd’hui et dans les siècles, est le même” (Hb.13, 8). Dans sa dimension divine, source de l’enseignement de foi et des préceptes moraux qui découlent d’elle, l’Église est inchangeable, même si cet héritage peut être expliqué et approfondi pour une meilleure compréhension et une meilleure et vivante expérience. L’être humain lui-même a une dimension éternelle, étant „l’image et la ressemblance” de Dieu. Les conditions de son existence varient au long de l’Histoire, mais les nécessités fondamentales de la vie restent les mêmes: se nourrir, se vêtir, se multiplier, et sur le plan spirituel, tendre vers Dieu, son archétype, par la prière et l’ascèse, par la communion avec le prochain, par le respect des lois naturelles et religieuses.

L’Orthodoxie est une Église de Tradition, au sens où elle garde avec fidélité le trésor de la foi des premiers siècles chrétiens, époque où s’est formé le culte et où furent définies, par les conciles oecuméniques, les vérités fondamentales du christianisme. La Tradition est de fait la vie même de l’Église, la façon dont l’Église vit le Christ et s’unit à lui par sa Parole, par l’Icône, par les sacrements et les rites, par les sept louanges quotidiennes, par la prière et l’ascèse personnelle et par le service du prochain, son engagement dans la société. À la Tradition appartiennent les vérités de foi révélées dans la sainte Ecriture, les confessions de foi formulées par l’Église, les décisions dogmatiques des conciles oecuméniques et des conciles locaux. Tout cela forme le trésor de foi de l’Église: il peut, non être changé, mais seulement explicité et approfondi. De la même façon, à la sainte Tradition appartient les normes de conduite morale en tant qu’expressions pratiques de la foi ou traductions dans la vie de la confession de la foi. Car une foi qui ne donne pas naissance à un ethos moral n’a aucune valeur.

L’Orthodoxie considère l’Écriture elle-même comme une partie de la sainte Tradition. La sainte Écriture et la Tradition constituent à la fois les sources de la révélation divine. Les deux sont normatives, et ont force de loi. La Tradition a donné naissance à l’Écriture, et c’est toujours elle qui interprète l’Écriture. La Parole de Dieu ne peut être isolée de son contexte ecclésial et liturgique. Quand un fidèle lit la sainte Écriture, il la lit, non pas comme le ferait un individu isolé, séparé du milieu ecclésial, mais justement en sa qualité de membre de l’organisme vivant qui est l’Église. Un chrétien qui a une conscience ecclésiale réelle, qui est devenu lui-même un „être ecclésial”, ecclésialise tout autour de lui: la famille, la société, le milieu naturel… Car l’Église contient en elle-même de façon potentielle tout l’Homme et tout le cosmos.

Bien sűr, il faut distinguer entre la Tradition comme trésor de foi de l’Église et les différentes traditions liturgiques, canoniques, monastiques, comme expressions pratiques de la foi. Ces dernières peuvent avoir des formes variées et diverses d’une époque à l’autre, mais elles seront en conformité avec la vérité de foi révélée.

En ce qui concerne par exemple le ministère masculin de la prêtrise, sa pratique dans l’Ancien et le Nouveau Testament, comme dans la Tradition millénaire de l’Églse, a pris valeur de foi. L’Église orthodoxe comme l’Église catholique, voit dans le choix des 12 apôtres et de leurs successeurs, tous des hommes, par le Christ Lui-même, unique Pontife, non une accommodation à l’esprit du temps, mais, au contraire, la volonté expresse d’une prêtrise masculine. Le christianisme a révolutionné le monde justement parce qu’il ne s’est pas accommodé à son esprit. C’est ainsi que, dans un monde où la femme n’avait aucun statut social, l’Église a toujours traité la femme comme égale de l’homme, même si elle ne l’appelait pas au ministère presbytéral. Dans l’Église il y a d’autres ministères, aussi importants finalement que le ministère presbytéral, auxquels sont appelées également les femmes: par exemple le service diaconal (au premier millénaire il existait des diaconesses ordonnées), et le service catéchétique… Pensons seulement au rôle joué par la femme dans la transmission de la foi en famille, dans le soutien qu’elle apporte à l’Église, tout particulièrement dans les époques de persécution religieuse.

En conclusion, la Tradition représente dans l’Église sa dimension de continuité et d’identité, du passé et du futur. Elle ancre l’Église dans l’éternité et la garde de se perdre dans le temporel ou de se réduire au temporel. Elle donne à l’Église la force de transfigurer le temps et le monde. 

III L’Orthodoxie en face de la modernité

En ce qui me concerne, la „modernité” est le monde dans son évolution, dans son changement permanent. Ce changement explique que le monde soit toujours moderne dans son rapport avec le passé. Entre la Tradition de l’Église comme dimension de continuité historique, et le monde en continuel changement, il existe une tension : celle-ci est créatrice, si l’Église et le monde, au lieu de se refermer sur soi, coopèrent. Bien sűr l’Église est appelée à sauver le monde, à le sanctifier et à le transfigurer, en témoignant  d’une autre vie que ne borne pas l’horizon de ce monde, et qui s’ouvre au contraire  à l’éternité. Les êtres humains ont besoin d’exemples vivants, de chrétiens vivant authentiquement la vie nouvelle offerte au monde par le Christ, et prouvant ainsi que „le christianisme n’est pas une religion en série avec les autres religions, qu’il n’est pas même une religion, mais plutôt la crise de toutes les religions” (Olivier Clément). En vérité, le christianisme est, non pas une religion, c’est-à-dire une somme de préceptes, mais une vie nouvelle. C’est pourquoi, si le témoignage de l’Église dans le monde s’affaiblit, le monde se sécularise, il devient étranger à l’Église. Aujourd’hui nous faisons l’expérience d’un processus de sécularisation, expérience jamais rencontrée dans l’Histoire de l’Église: c’est parce que le christianisme a perdu en grande partie la force de son témoignage et qu’il se confond pratiquement avec le monde.

Dans quelle mesure l’Église orthodoxe fait-elle face à ce processus de sécularisation, il est difficile de le dire. Il est regrettable que de nombreux Orthodoxes, à cause de la vision triomphaliste qu’ils cultivent en ce qui concerne l’Orthodoxie, ne peuvent voir combien l’Église orthodoxe elle-même – et pas seulement les autres Églises – est sous l’emprise de l’esprit de sécularisation. Par exemple, en Roumanie, pays qui compte 87% d’Orthodoxes, et dans lequel, lors des deux derniers recensements (1992 et 2002), la population s’est déclarée seulement à 0,1% athée, la fréquentation dominicale de la sainte liturgie ne dépasse toutefois pas 5% dans les villes et 15 à 20% à la campagne. Je ne crois pas qu’il en soit de même dans les autres pays à majorité orthodoxe. Cela veut dire que la majorité des Orthodoxes est seulement constitués par des chrétiens nominaux, même si, en vertu de la „tradition”, on baptise les enfants, on se marie, ou l’on enterre les morts religieusement. Un grand spirituel roumain dit: „la plupart des hommes vivent de façon sociale dans la religion, mais non de façon religieuse dans la société” (archimandrite Teofil, monastère Brâncoveanu, Sâmbăta de Sus).

Mais ce qui est grave est le fait que l’„esprit du monde” s’est installé également parmi les ministres de l’Église et même parmi les moines, qui sont pourtant les premiers à être appelés à donner le témoignage vivant de leur foi. Les écoles théologiques elles-mêmes, à beaucoup d’égards, ne se distinguent pas des écoles laďques. L’enseignement y est typiquement scolastique et peu spirituel, de sorte qu’il n’est pas en mesure de former vraiment d’authentiques prêtres de vocation, dévoués à leur mission. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de prêtres de vocation. Mais ceux-ci se seront formés dans l’entourage des grands spirituels, plutôt que sur les bancs de la Théologie. L’enseignement religieux des écoles publiques ne donne pas non plus les résultats attendus parce qu’il n’existe pas de coopération réelle entre l’École et l’Église. Les connaissances religieuses acquises à l’école n’engagent pas l’élève dans la foi, à moins que n’intervienne l’Église grâce à une profonde mission spirituelle. En ce qui concerne l’Église orthodoxe en Roumanie, certains programmes de coopération de l’École et de l’Église, qui donnent de l’espoir, a été mis en oeuvre par Sa Béatitude le patriarche Daniel.

Il faut toutefois reconnaître que, en raison de son Histoire douloureuse, l’Orthodoxie a perdu en grande partie l’esprit de mission en dehors du lieu de culte. Sa mission se réduit le plus souvent à la célébration des offices divins. Il est vrai que les offices de l’Église sont par excellence catéchétiques et que toute catéchèse doit commencer et se terminer précisément par l’expérience et l’approfondissement de ces services. Dès les origines de l’Église, la catéchèse a été une catéchèse mystagogique, elle a „expliqué” la foi à partir du culte chrétien, parce que personne ne peut se former spirituellement en dehors de l’Église, sans participer régulièrement à ses célébrations. Au long des siècles, dans la plupart des Églises orthodoxes locales, la foi s’est transmise uniquement par la participation aux offices de l’Église, célébrés pourtant dans une langue inintelligible pour la plupart des fidèles. Du reste, pour les anciens, l’important n’était pas tellement la compréhension rationnelle que l’intelligence spirituelle, supérieure à la première. Mais l’homme moderne, rationnel par excellence, veut comprendre avant de faire une expérience spirituelle. Et l’Église a le devoir de venir à sa rencontre et de lui faciliter l’accès à l’intelligence des offices, tout d’abord en utilisant dans le culte des langues vernaculaires, compréhensibles par les fidèles. Elle doit le faire ensuite, par une catéchèse liturgique permanente, qui permettra au fidèle de participer aux offices de façon plus consciente. Aujourd’hui en effet, on ressent le besoin que la liturgie eucharistique soit plus explicite par le retour à la pratique de la célébration des premiers siècles, époque où le canon eucharistique était lu à haute voix. Ce n’est qu’ainsi que les fidèles pourront comprendre le contenu de la Liturgie et pourront acquiescer par leur Amen à la sanctification des dons eucharistiques. De même il faut revenir à la pratique de la communion régulière, s’il n’y a pas toutefois de péché grave qui éloignerait le fidèle de la communion de l’Église. En l’absence de communion, la Liturgie est privée de son sens profond de Sacrifice et de Cène.

 Il se pose également le problème du calendrier liturgique sur lequel les Orthodoxes eux-mêmes sont divisés en ce qui concerne les fêtes fixes! Tout ceci demande un renouveau liturgique que, malheureuseument, aucune Église orthodoxe locale n’est prête à entreprendre par peur de schismes en son sein.

 Je crois que de tels schismes sont générés justement par le manque de catéchèse qui fait que les fidèles s’attachent de façon exagérée à des formes, au détriment du contenu: „la lettre tue, mais l’Esprit vivifie”!

Un autre problème majeur en ce qui concerne le culte, coeur de l’Orthodoxie, c’est le danger de formalisme et de „festivisme”. Il est vrai que la beauté du culte consiste dans un rituel riche et plein de symboles : mais ceux-ci doivent toutefois conduire à l’intériorisation du culte, et non à la dispersion de l’attention dans ce qui est extérieur. Un célébrant doit intérioriser, lui le premier, toute prière et tout geste liturgique, en se souciant justement que les fidèles puissent faire de même. Sans cette intériorisation, la prière ne nourrit pas et elle n’édifie pas.

C’est un fait réjouissant que l’Église ait aujourd’hui la possibilité d’utiliser dans sa mission les moyens médiatiques. En Roumanie, l’Église orthodoxe dispose, grâce à un effort particulier de sa Béatitude le patriarche Daniel, de ses propres antennes de Radio et de Télévision, ainsi que d’un quotidien chrétien. Les émissions de ces antennes ont une audience très importante et sont suivies avec beaucoup d’intérêt par les fidèles. Toutefois la mission personnelle du prêtre ne peut être remplacée par aucun autre moyen.

Grâce à Dieu, l’Église orthodoxe n’est pas confrontée à la crise des vocations presbytérales. Mais, comme il a été dit, l’éducation théologique et spirituelle dans les écoles théologiques est totalement inadaptée, au sens que ces écoles forment, non pas des prêtres à l’esprit missionnaire et spirituel, mais surtout des spécialistes en théologie – et il s’agit ici, non de la théologie comme „science” de la prière et de la louange, ce qui est propre à l’Orthodoxie, mais d’une science abstraite et confessionnelle, appelée théologie. Il y a deux ans, à l’élection du nouveau patriarche de l’Église orthodoxe roumaine, beaucoup ont exprimé la conviction que seul un grand théologien comme Sa Béatitude Daniel peut reconduire l’enseignement théologique en Roumanie dans sa ligne tranditionnelle.

À côté d’un renouveau de l’enseignement théologique en Roumanie, nous avons besoin également d’une vraie réforme des structures administratives de l’Église, pour offrir à l’évêque la possibilité d’avoir un lien spirituel normal avec ses prêtres. Dans les structures actuelles, formées de diocèses qui comptent entre 300 et 1200 paroisses, l’évêque est obligé de concentrer son activité sur l’administration et sur la consctruction d’églises ou d’établissements sociaux : quoique cela soit important, cela ne devrait pas primer dans la vie d’un évêque. Accaparé par l’administration et par toutes sortes de réalités d’intendance, l’Évêque n’a même plus le temps, ni du reste la disponibilité spirituelle, nécessaire à un lien spirituel, sauf occasionnel, avec ses prêtres. Il ne peut suivre que par des intermédiaires, et seulement quand apparaissent des problèmes, l’activité des prêtres, lesquels se sentent donc abandonnés par leur propre Père. C’est pourquoi de nombreux prêtres voient dans leur évêque un chef ou un maître dont il est bien de se cacher. Par conséquent l’administration et les nombreux problèmes qu’elle présente, ainsi que les tentations inhérentes au ministère épiscopal, accommpagné de beacoup d’honneurs, peuvent compromettre gravement la mission de l’Évêque, mission qui est par excellence spirituelle, comme doit l’être également la mission du Prêtre. C’est pourquoi je crois qu’un diocèse ne devrait pas comporter plus de 100 paroisses, dont l’Évêque puisse s’occuper de tous les points de vue, certes, mais en premier lieu du point de vue spirituel. La présence régulière de l’Évêque dans les paroisses, et non seulement aux fêtes paroissiales et aux fêtes, quand tout est beau, lui offrirait la possibilité d’une vraie connaissance des problèmes, et d’intervenir avec sagesse pour corriger de nombreuses défaillances. De toute façon les fidèles ont un grand respect pour leur évêque, lequel, dans la situation actuelle, ils ne connaissent qu’à distance ou par les médias. Il est d’innombrables villages qui n’ont pas eu chez eux, depuis des dizaines, sinon de centaines d’années, l’évêque du lieu. Or l’Église orthodoxe est une Église épiscopale, non pas presbytérale!

En ce qui concerne la relation de l’Église et de l’État, le modèle traditionnel de la „symphonie”, quoiqu’il n’ait jamais fonctionné de façon parfaite, reste toutefois le modèle préféré dans la vision orthodoxe. L’Orthodoxie, avec sa conception holistique (d’intégration) du réel, ne sépare pas en effet de façon tranchante le monde matériel et le monde spirituel. Le Salut concerne non seulement l’âme de l’être humain, mais dans une égale mesure le corps et le monde environnant, l’univers entier qui se concentre et se récapitule en l’être humain. Dans le fond toutes les institutions d’une société devraient servir à l’être humain pour son destin éternel et pas seulement temporel, parce que la personne humaine ne peut être réduite à sa dimension temporelle, c’est-à-dire à ce monde.

En tant qu’institutions publiques, l’État et l’Église sont appelés à servir l’être humain, à se respecter mutuellement, à ne pas se mêler l’une l’autre de leurs sphères spécifiques d’activité: elles sont appelées également à coopérer dans les domaines qui concernent le bien de chaque personne et le bien de la communauté. Aujourd’hui dans les pays anciennement communistes, l’Église orthodoxe jouit à beaucoup d’égards de l’aide de l’État pour l’éducation morale de la société et pour son propre engagement social. En Roumanie, tous les cultes religieux jouissent du même traitement de la part de l’État. Toutefois, en tant qu’autorité spirituelle et morale, l’Église a le devoir de s’opposer à l’État quand il ne respecte pas la Constitution du pays ou qu’il promeut des lois qui contreviennent aux principes évangéliques fondamentaux ou au droit naturel: cela concerne par exemple la libéralisation de l’avortement, de l’euthanasie, du mariage entre personnes du même sexe, de la prostitution… Par ailleurs il existe le danger que l’Église s’affaiblisse ou même perde sa liberté face à l’État, si elle est inféodée à lui du point de vue financier. C’est pourquoi il ne me paraît pas du tout normal que les ministres de l’Église soient rémunérés pas l’État. Je crois que le système le plus correct pour soutenir financièrement l’Église consiste dans la contribution directe des fidèles ou dans l’impôt religieux, comme c’est le cas dans beaucoup de pays occidentaux.

Le phénomène de la globalisation, propre au monde moderne, représent pour l’Église orthodoxe un grand défi, surtout parce que à cause de son Histoire difficile, elle est restée pendant des siècles isolée du monde extérieur. Le passage brusque d’une liberté très entravée, où lui étaient assurées toutefois une certaine protection et une certaine tranquillité, à la liberté totale où lui sont ouvertes des possiblités ilimitées de manifestation et d’action, a trouvé l’Orthodoxie privée de toute préparation qui lui permette de faire face au phénomène d’une globalisation qui se développe à une vitesse stupéfiante. Jusqu’à présent les Églises orthodoxes n’ont pas formulé de point de vue commun en ce qui concerne ce phénomène, lequel est en tout cas difficile à apprécier sous tous ses aspects. Les différentes Églises locales ont pris toutefois une position ferme en ce qui concerne les graves déviations, particulièrement morales, auxquelles est associé le processus de globalisation: l’esprit à prédominance matérialiste qui est à la base; la négation ou la relativisation de la foi; l’exagération jusqu’à les pervertir des droits et des libertés de l’être humain; le mépris des identités et des traditions particulières; l’absence de lois fermes qui protègent la personne dans sa vie intime, le marché mondiale des dérapages graves comme cela arrive maintenent et le milieu environnant etc.

Je crois pourtant que, à côté de ces aspects négatifs qui doivent être combattus avec la plus grande fermeté, nous pouvons découvrir dans le phénomène de la globalisation également un esprit positif, notamment la tendance à l’unité du monde qui ne peut pourtant exister qu’en venant de Dieu. C’est comme une tentative pour revenir, même inconsciemment, à la situation antérieure à la Tour de Babel! Mais, comme toute naissance, la naissance nouvelle du monde en vue de son unité ne peut se faire qu’en passant par les douleurs de l’enfantement. N’oublions pas que le développement de l’Empire romain il y deux mille ans, avec la „pax romana”, a été également un essai de globalisation qui a profité pleinement au christianisme dans son expansion. Le processus de globalisation ne pouvant d’ailleurs être freiné par personne, les chrétiens devraient profiter de ses aspects positifs: la liberté d’expression et la liberté de circulation permettent  de développer la mission; ils peuvent unir justement leurs forces pour contrecarrer les effets négatifs du phénomène.

L’effort pour l’unité chrétienne s’inscrit dans cette ligne. Le Sauveur Jésus Christ a prié pour que tous ceux qui croient en lui soient un, „afin que le monde croie”. La division des chrétiens est le plus grand contre témoignage et un scandal pour le monde qui attend de voir en eux l’incarnation de l’amour du Christ, dans laquelle se manifeste l’amour „fou” de Dieu pour les humains. Or nous instrumentalisons l’amour, nous lui posons toujours des conditions, nous le transformons même en arme de lutte contre ceux qui ne croient pas comme nous. Cela ne signifie pourtant pas que l’amour doive être aveugle et qu’il doive accepter tout, même l’hérésie. Non: l’amour est très lucide; mais il descend sans arrogance au niveau de chacun, il se fait un avec lui et cherche à le gagner pour le Christ: „Je me suis fait tout à tous, pour que quelques uns au moins soient sauvés”. En se faisant un avec les Hébreux ou avec les paďens, l’Apôtre n’a en rien perdu son identité propre de chrétien.

On sait que les Orthodoxes sont réticents à l’égard du Mouvement oecuménique. Cette attitude provient d’un esprit d’autosuffisance de leur part, sous prétexte qu’ils confessent la plénitude de la vérité; mais elle est causée surtout par l’attitude de certaines Églises face à des problèmes moraux auxquels est confronté le monde contemporain: l’homosexualité, l’avortement, l’euthanasie, les manipulations génétiques… Il y a ainsi un manque d’unité chrétienne en ce qui concerne ces péchés graves, péchés qui conduisent à la dégénérescence de la famille et à la lente disparition du christianisme par baisse de la natalité: ce manque d’unité dans le domaine moral est encore un contre témoignage face au monde non chrétien, beaucoup plus exigeant du point de vue moral. Ici il faut reconnaître, par exemple, que quoique l’Église orthodoxe condamne fermement l’avortement et les pratiques anti conceptionnelles, toutefois la réalité des pays majoritairement orthodoxes est, de ce point de vue, plus grave que dans beaucoup d’autres pays chrétiens. Nous les Orthodoxes nous devons comprendre qu’il n’est pas suffisant que nous confessions la plénitude de la vérité: il faut également que nous vivions la vérité: „Ce ne sont pas tous ceux qui me disent: ťSeigneur! Seigneur!Ť  qui entreront dans le Royaume des cieux!”

Il existe également dans les rangs orthodoxes, un anti- oecuménisme virulent qui ne peut être compris que comme maladie spirituelle. En effet, aucun Orthodoxe engagé dans le Mouvement oecuménique ne fait de compromis doctrinaux : de toute façon, ils ne seraient pas acceptés par la conscience orthodoxe. De fait, personne dans le Mouvement oecuménique n’attend de compromis de foi de la part des autres partenaires du dialogue. Même si le dialogue n’est pas toujours facile, parce que tous tiennent à leur identité, toutefois le dialogue demeure la seule voie du rapprochement des chrétiens. Le refus du dialogue avec les autres chrétiens et même avec les non chrétiens est un manque de maturité spirituelle, preuve d’une peur contraire à l’esprit de liberté dans le Christ. Il existe pourtant une vraie culture du dialogue dans les domaines de la vie, qui fait défaut malheureusement à ceux qui sont habitués à une pensée totalitaire. De là proviennent toutes les mésententes entre les humains.

En ce qui concerne la prière commune, suivant le rite de chaque Église, je crois qu’elle est le souffle même et l’inspiration de tout dialogue. Sans prière et sans humilité, le dialogue n’a pas de force intérieure, de force de témoignage, et il ne conduit à rien. On comprend que la prière commune ne puisse avoir lieu qu’entre chrétiens qui confessent la sainte Trinité et Jésus Christ comme Dieu et Homme, puisque la prière s’adresse à la sainte Trinité et au Christ Sauveur. Les canons du 4ème siècle qui interdisent de prier avec des hérétiques se réfèrent à ceux qui refusent la sainte Trinité, c’est-à-dire la divinité du Christ, ou celle du saint Esprit. Or toutes les Églises historiques confessent la sainte Trinité et Jésus Christ Dieu et Homme, mort et ressuscité pour le salut du monde.

Un autre problème auquel est confrontée l’Orthodoxie depuis plusieurs décennies est celui de la Diaspora orthodoxe, qui a tellement grandi ces derniers temps. Dans certains pays, comme les États Unis, la France, l’Angleterre, l’Australie, l’Allemagne et l’Autriche, elle a déjà une histoire vénérable et est bien organisée; elle comporte de nombreux diocèses, des monastères et des écoles théologiques. Dans d’autres pays, comme l’Italie et l’Espagne, elle est de date plus récente, mais elle n’est pas moins importante en nombre.

Partout, la Diaspora orthodoxe est organisée suivant le principe ethnique, ses diocèses se trouvant, en général, sous la juridiction de leur Église Mère. Toutefois, le Patriarcat oecuménique, invoquant un canon du 5ème siècle (28 du quatrième Concile oecuménique), érige des prétentions sur l’entière Diaspora, pour l’irritation des autres Églises locales. Quoiqu’elles soient conscientes que l’avenir de l’Orthodoxie dans la Diaspora consiste à construire des Églises locales, autonomes ou même autocéphales, aucune Église Mère n’encourage ce processus naturel: pourtant, dans le fond, personne ne peut s’y opposer, parce qu’il est question d’une évolution naturelle d’intégration des fidèles dans la culture de l’espace  où ils vivent. Il est naturel que les Orthodoxes de la deuxième, de la troisième ou de la quatrième génération, n’acceptent pas pour eux-mêmes la dénomination de Diaspora. Ils sont parfaitement intégrés dans la société où ils vivent et veulent avoir leur propre Église, avec la langue de culte de leurs pays respectifs, sans nier pour autant leur origine ethnique, en particulier les traditions de leur Église Mère. Ce fait est très évident chez les Orthodoxes des États Unis et de France. En 1994, tous les évêques orthodoxes d’Amérique ont signé un document commun, qui demandait aux Églises Mères de reconnaître l’aspiration des fidèles du continent Nord-américain à se constituer en une Église unie. On sait que la réaction du Patriarcat oecuménique a été très violente, allant jusqu’à la suspension de l’archevêque Iakovos. Il est vrai qu’à l’ancienne émigration s’est ajoutée une émigration nouvelle, très nombreuse et très attachée aux Églises d’origine. Ceci est compréhensible et naturelle, mais cela freine toutefois le processus d’organisation de la Diaspora sur le principe canonique de territorialité. Je crois que le modèle que propose l’Église orthodoxe autocéphale d’Amérique, organisée autant sur le principe territorial que suivant le principe ethnique est le plus indiqué à l’heure actuelle pour dynamiser la mission orthodoxe et son témoinage unitaire dans un monde sécularisé.

En ce lieu je voudrais souligner le fait que partout, les Orthodoxes de la Diaspora ont été accueillis avec bienveillance par les Églises majoritaires. Il y a d’innombrables endroits où les Orthodoxes en manque d’églises célèbrent dans des églises catholiques ou protestantes. De même la construction de lieux de culte orthodoxes a souvent reçu des subventions  de la part des Églises majoritaires. Il existe en général une bonne collaboration à divers plans entre les Orthodoxes et les autres chrétiens. À la différence de ce que croient certains Orthodoxes des pays traditionnellement orthodoxes, leurs confrères de la Diaspora ne font aucun compromis doctrinal – personne d’ailleurs ne leur demande une chose pareille – et respectent la Tradition de l’Église, parfois même mieux que ce qui se fait dans leur pays d’origine.

Je dois dire également que la question de la Diaspora orthodoxe, comme celle de l’octroi de l’autonomie et de l’autocéphalie, sont les seuls thèmes de l’agenda du très attendu Saint et Grand Concile Orthodoxe qui n’aient pas encore trouvé de solution. Ces sujets ont été discutés pour la dernière fois à Chambésy en 1993! Comme on le sait,  le problème des juridictions divise profondément le monde orthodoxe. Cela est dű au fait qu’existe une grande difficulté à communiquer au niveau pan orthodoxe, entre les primats des Églises autocéphales. Le patriarche Ignace d’Antioche a toujours souligné le besoin de rencontres régulières des chefs d’Églises. Plus récemment, le patriarche Daniel a proposé de semblables rencontres tous les trois ans. De toute façon la tendance à se morceler en autocéphalies, suivant le principe national, n’est pas dans l’esprit orthodoxe traditionnel. L’Église orthodoxe a besoin d’une restructuration fondamentale de son système d’organisation et de fonctionnement au niveau pan orthodoxe.

Conclusions

En guise de conclusion, je formulerai quelques souhaits communs aux Églises orthodoxes de l’Europe unie, en ce qui concerne les relations de l’Église et de l’État, et celles de l’Église et de la Société. De la part de l’Union européenne, l’Église orthodoxe attend l’assurance du droit des Églises d’occuper une position publique dans les États où elles exercent leur activité, ainsi qu’au plan européen, notamment en ce qui concerne les normes morales qui sont à la base d’une société saine. Ceci signifie que les relations entre l’Église et l’État au niveau des États nationaux doit demeurer de la responsabilité des États respectifs. En ce qui concerne cette question l’Union européenne ne doit pas s’immiscer dans la législation nationale. Pour ce qui est des règlements concernant le droit ecclésiastique, l’enseignement religieux, la présence de symboles religieux à l’école et dans les institutions publiques, par exemple, le soutien apporté aux Églises dans divers domaines doit se faire en conformité avec les traditions des États respectifs. Les pays qui ont déjà un modèle de coopération entre l’Église et l’État doivent pouvoir le développer par la suite, sans empêchement. Ici on devrait iclure, de la même façon, les règlements concernant les fêtes religieuses ou les activités religieuses publiques. Du point de vue politique, autant dans les États membres, que sur le plan européen, les Églises doivent être acceptées comme partenaires de dialogue dans le débat des problèmes qui concernent le domaine religieux, et de voir éviter la situation humiliante qui consiste à avoir son propre „lobby” à côté des hommes politiques.

L’Église orthodoxe attend que l’Union européenne apprécie et protège l’identité religieuse de l’être humain en Europe, en tant qu’aspect fondamental de la dignité humaine.

Le métropolite Serafim