Les fondements de la vie chrétienne (Saint-Laurent-sur-Sevre 1.11.1996)
Conférence de S.E. le Métropolite Séraphim au 9ème Congrès de la Fraternité orthodoxe en Europe Occidentale, Saint-Laurent-sur-Sevre – 1.11.1996; publie in Service Orthodoxe de Presse, 213, Dec. 1996, pp. 24-29
Introduction
Le sujet qui m’a été demandé pour cette conférence au Congrès de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale est déjà bien connu de tous. Je ne veux donc pas vous importuner avec des propos qui répéteraient ce que tout chrétien sait par la catéchèse qu’il reçoit dans sa paroisse. Répondant à l’invitation des organisateurs de ce Congrès, et pour introduire le travail qui se fera au sein des ateliers, je veux présenter ces ” fondements de la vie chrétienne ” sous l’angle de l’actualité.
Il y a peut-être des personnes qui pensent que le christianisme, et surtout l’Orthodoxie, sont en décalage par rapport au monde d’aujourd’hui et que la parole évangélique ne correspond plus à la réalité contemporaine. Nous pensons tout au contraire que la Tradition des saints Apôtres et des Pères est ce qu’il y a de plus actuel et de plus approprié aux hommes de notre temps, comme d’ailleurs de tous les temps. L’âme humaine est naturellement chrétienne disait Tertullien et un spirituel de notre temps ajoute: l’Orthodoxie est la nature même de l’homme.
L’Esprit Saint nous montre l’éternelle jeunesse non seulement du ” christianisme ” mais du Christ Lui-même et de son Eglise. Nous savons qu’il faut de l’audace pour dire cela ; et cette audace nous est inspirée par ce qui est le noyau de feu de l’Eglise des Apôtres et des Pères : la Résurrection, fondement substantiel de la vie chrétienne et, à son insu peut-être, de toute vie humaine et cosmique.
C’est elle, la Résurrection, qui fait l’actualité de la foi chrétienne. C’est le Ressuscité et Lui seul qui correspond aux tourments de l’homme d’aujourd’hui, plongé à son insu dans l’enfer et les ténèbres de l’ignorance de Dieu et la servitude de toutes sortes de passions qui l’empoisonnent mortellement. Cette distance que nous constatons entre l’Eglise et le monde n’est pas le signe de son décalage ou de son inadéquation au monde. Elle n’est pas le symptôme de la faiblesse de l’Eglise mais elle est son état normal car les chrétiens tout en étant dans le monde ne sont pas de ce monde. L’Eglise vit avec humilité et compassion ” dans le monde „, dans l’enfer du monde, ” sans désespérer ” comme dit saint Silouane l’Athonite, tenant allumée la lampe de la Foi au sein des ténèbres. La place de l’amour est en enfer. C’est là et de là qu’il rayonne le plus comme puissance de la Résurrection.
Je souhaite montrer cela, sans prétention d’enseigner qui que ce soit, mais comme expression de ma responsabilité pastorale : je veux dire que la foi orthodoxe est capable de comprendre une certaine expérience de l’enfer faite par l’homme d’aujourd’hui ; elle est capable, sans se lasser, de témoigner de la nouveauté impérissable de l’Incarnation déifiante ; elle peut enfin, en assumant l’antinomie de la Croix, répondre aux paradoxes les plus angoissants de la condition humaine.
I. Révélation de l’enfer à notre temps.
Peut-être est-il banal de dire que le 20 ème siècle, et cela sur l’ensemble de notre planète, est l’époque marquée par une toute nouvelle circulation des informations. Je ne dis pas seulement que ce siècle est plus cruel, plus barbare, plus inhumain que ceux qui l’ont précédé. Je veux dire également qu’à notre époque les choses se savent. Il n’y a pas si longtemps qu’on pouvait vivre dans certains pays à quelques kilomètres d’un camp d’extermination en l’ignorant de bonne foi. Des actions infâmes sont maintenant connues presque aussitôt. La question qui se pose à la conscience chrétienne est la suivante : qui révèle le péché ? Est-ce Dieu ou Satan ? Et encore : ce que nous savons de notre propre péché n’est-il pas encore bien superficiel ? Savons-nous tout sur le mal ?
A. Le rôle des moyens techniques d’information est tout nouveau. Notre temps, temps de la radio, du téléphone, des communications aériennes et spatiales, s’illustre par toutes sortes d’instruments informatiques qui, au sein même des foyers familiaux, trahissent ce qu’on cachait jusque là. Notre époque est, dans un certain sens, une époque de vérité, même si ce n’est que la phénoménologie du mal qui est ainsi signalée. En réalité le mal, n’ayant pas d’essence, ne peut être appréhendé que comme phénomène, apparence, symptôme, souffrance morale ou physique, bien souvent aussi comme insensibilité et inconscience.
a) Toujours est-il que, comme l’on dit souvent aujourd’hui, le monde est devenu un village. Et dans ce monde-village, tout, ou presque tout, se sait. Le village Terre ne peut presque plus rien cacher de ses vices, des fautes, des erreurs et des maladies qui se développent en son sein. Souvent, il ne veut rien cacher de ses vices, et il les dévoile sans pudeur, il les étale en les baptisant vertus.
D’une manière générale, le mal se fait connaître dans sa puissance, avec toutes les apparences de la victoire. Qui ignore la fragmentation indéfinie, l’atomisation des communautés religieuses, la contagion du phénomène sectaire, la diabolique ” logique ” de schisme à l’intérieur même de la sainte Eglise du Christ ? Qui peut ignorer les formes d’intégrisme religieux, maladie qui ne frappe pas seulement l’Islam ?
Ce qui existait à côté de nous, à l’insu de la génération précédente, est maintenant dévoilé. Honnêtement, sans exagération, comment ne pas penser aux paroles de notre Seigneur Jésus-Christ, Lui le Maître de l’Histoire ? ” Tout ce qui est caché, dit-Il, sera découvert ; tout ce qui est secret sera connu ” (Luc 12, 2). ” La rumeur de l’Histoire s’amplifie „, écrivait Vladimir Rozanov dans L’Apocalypse de notre temps. Le mal qui était caché, discret et silencieux est avoué, dénoncé ou justifié bruyamment sur les écrans de l’an 2000. Bientôt, après les paroles et les actes impies des hommes, seront dévoilées leurs pensées : elles produiront une rumeur infernale.
b) Cette révélation est la révélation d’un ” monde de mort „. Les ” âmes mortes ” dont parle Gogol sont celles qui ont commis les atrocités des Goulags de gauche et de droite, celles des commerçants de la pornographie sur Internet, celles des exploiteurs d’enfants. Par millions sont assassinés des embryons humains chaque année dans certains pays. La famille, ravagée par l’adultère et le divorce épidémique, est au supplice. Pour leur ouvrir la porte de la Communauté européenne, le Conseil de l’Europe impose aux pays de l’Est la légalisation de l’homosexualité, emblème pour notre temps de l’amour de soi.
Le péché se multiplie et l’amour semble se refroidir sans cesse. La prière se raréfie. Nous les évêques et les prêtres vivons bien souvent dans la négligence et la tiédeur, si fréquemment privés d’esprit missionnaire, cachant notre identité sous des vêtements civils. Et les baptisés, que le péché de leurs pasteurs scandalise, se compromettent avec le monde. Le saint Apôtre Paul décrit cette situation : ” Il y aura des temps difficiles dans les derniers jours. En effet, les hommes seront égoïstes, amis de l’argent, vantards et orgueilleux; ils parleront contre Dieu et désobéiront à leurs parents, ils seront ingrats et sans respect pour ce qui est saint ; ils seront durs, sans pitié, calomniateurs, violents, cruels et ennemis du bien ; ils seront traîtres, emportés et gonflés d’orgueil ; ils aimeront le plaisir plutôt que Dieu ; ils garderont les formes extérieures de la foi mais ils rejetteront sa véritable puissance ” (2 Tim 3, 1-5).
c) Il me semble qu’il n’est pas naïf de rappeler que le monde dans lequel nous vivons est le monde déchu. Ceci reste une réalité et le restera jusqu’à la fin des temps. Ce qui se révèle sous nos yeux stupéfaits est la ” structure diabolique du monde „, dont parle le patriarche Ignace IV. Le Prince de ce monde est à l’oeuvre, suscitant partout et peut-être surtout dans l’Eglise, la division, la scission sous toutes ses formes et la discorde des frères de chair et de foi.
B. Le tableau, incomplet et superficiel, que nous venons d’esquisser est dans sa profondeur une révélation insupportable qui plonge certains dans l’agonie d’un désespoir éternel.
a) En effet le spectacle largement diffusé d’un mal ” totalitaire ” peut produir un choc incurable. Eugène Ionesco a montré la mécanique ridicule et pitoyable d’une société dont le Sens s’est retiré – monde sans Logos, monde démoniaque et infernal. La tentation de céder au nihilisme est grande, non seulement chez Cioran, mais chez nombre de nos contemporains. Si on se limite aux apparences, c’est désespérant.
b) Ce désespoir de notre temps a son symbole dans le suicide épidémique : Suicide mode d’emploi, titre un livre récent. Conscients des circonstances atténuant la responsabilité de celui qui met fin à ses jours, nous devons dire aussi que la tentation de se détruire est satanique. Le suicide qu’on peut appeler ” pathologique ” vient de l’illusion diabolique qui fait penser à l’homme qu’il n’y a pas d’autre solution à son impasse et à l’absurdité de sa vie et du monde que de devenir meurtrier de soi. Le suicide ” idéologique ” exprime la prétention d’affirmer sa liberté et son autosuffisance et en tout cas de nier Dieu…
c) En tout cela le manque de guides spirituels chrétiens capables de montrer d’une manière vivante et optimiste les ” fondements de la vie chrétienne ” se fait cruellement sentir. Devant la seigneurie de Satan, maître d’illusion et de fausseté, la paternité divine semble absente ou en tout cas trop discrète. Le charisme des startsi, comme la charité du grand nombre, se raréfie et voilà nos frères, confrontés au spectacle de la corruption universelle, privés de guides, errant les bras tendus comme des aveugles, et en proie aux faux prophètes de ce temps.
C. L’enfer est captivité et la condition humaine aujourd’hui est celle d’une créature prisonnière de la ” culture du péché ” suivant l’expression de Père Sophrony. Que faire des ” fondements de la vie chrétienne ” quand toute la civilisation est bâtie sur des fondements diamétralement opposés?
a) Le système économique de notre civilisation planétarisée est fondé, on le sait, sur l’égoïsme. On crée, pour satisfaire la convoitise par de nouveaux produits, des besoins qui n’existaient pas et l’on stimule jusqu’au pathologique ceux qui existaient, particulièrement les pulsions sexuelles. Le ” principe de plaisir ” est le fondement de cette civilisation du libéralisme économique. C’est lui qui inspire l’extraordinaire instrument de la publicité par l’image.
Nos spirituels nous le rappellent : une passion est ” le niveau le plus bas où peut tomber l’homme ” ; elle est un ” esclavage „. En elle se manifeste une soif sans limite, la soif de l’infini détourné vers ce qui ne peut jamais la satisfaire. En elle, l’homme s’occupe avec du néant, selon Père Dumitru Stàniloae.
b) Captif de l’image, l’homme d’aujourd’hui, privé des fondements vivants et expérimentaux de la vie en Christ, perd non seulement le sens du bien et du mal, mais encore le sens du péché, c’est-à-dire la responsabilité devant Dieu. L’universalité triomphante du mal, l’asservissement aux illusions de la culture ambiante, le nihilisme sournois ébranlent l’âme mal cultivée et émoussent en elle la conscience de ce qui plaît à Dieu. La permissivité de la société, et de certaines communautés chrétiennes influencées par l’esprit de ce monde, décourage le combat spirituel.
On oublie que le Christ n’est pas venu abolir la Loi. Celle-ci est nécessaire tant que l’homme n’a pas acquis la liberté de l’Esprit Saint. Privé de Loi ou confonté à la relativité des lois morales ou au silence coupable de ses chefs spirituels, l’homme du 20 ème siècle n’a plus quelquefois la moindre idée de ce qui peut construire sa personne ; et il ne supporte souvent plus aucune contrainte, aucune exigence, aucun effort. La ” culture du péché ” déshumanise l’homme ; elle ne stimule pas sa liberté ; et il renonce au salut.
c) L’enfer des idées fausses, des préjugés, des contre-façons du christianisme est bien souvent désespérant. C’est également là une captivité entretenue par le Prince de ce monde. Chacun se fait une idole de ses convictions individuelle, refusant toute contradiction et toute vérification. Parmi les chrétiens eux-mêmes, parmi les Orthodoxes, on voit des personnes maintenir un élitisme ou un individualisme anti-ecclésial, idolâtrer la culture et la confondre avec la Foi. L’enfer et la captivité de l’erreur engendre un sectarisme quand la vérité n’est plus l’expression de l’amour. Même un dogme alors peut devenir prison et idole. Marqués à vie par ces préjugés et par l’orgueil d’avoir raison, tourmentés par l’enfer d’une vérité sans compassion, bien de nos contemporains, agnostiques, chrétiens nominaux ou pratiquants, errent spirituellement dans l’isolement de la fausse liberté.
Tout le monde connaît plus ou moins ces maux. Qu’on nous pardonne d’avoir peut-être souligné des évidences naïves. Nous ne parlons pas comme des prophètes de malheur ou comme des juges de ce temps. Personne en effet ne nous a institués tribunal de l’humanité. Mais l’amour paternel nous presse et nous pousse vers nos frères et nos enfants bien-aimés en Dieu, ceux qui le connaissent et ceux qui ne le connaissent pas encore. Nous savons que Satan révèle à l’homme le mal pour le perdre par le désespoir du péché contre l’Esprit ; et que Dieu le lui révèle pour le sauver par la lumière de sa miséricorde. Seule la Résurrection sauve de l’enfer ; c’est elle le fondement des fondements de la vie chrétienne.
II. La nouveauté de la Résurrection
Quelle que soit l’apparence quelque fois aveuglante d’un triomphe du mal dans la création, l’Esprit Saint donne au croyant des yeux pour voir partout l’action bénéfique de Dieu. L’Esprit Saint sanctifie les yeux de ceux qui croient et les rend capables de voir le Christ partout présent. Là où triomphe le péché, l’Esprit Saint nous montre le Christ crucifié. Mais Il nous montre également la puissance de la Résurrection universellement agissante.
A. La nouveauté impérissable de la Résurrection vient de ce qu’ elle est un fait. L’Incarnation et la Résurrection du Fils de Dieu ne constituent pas une doctrine nouvelle. Le christianisme n’est pas une idéologie. Il est essentiellement l’annonce d’un fait historique. Et toute la vie de l’Eglise en tant que communauté de ceux qui attestent ce fait, comme de chaque personne baptisée, consiste à confirmer la réalité de ce fait de l’Incarnation et de la Résurrection en en faisant l’expérience, génération après génération.
a) Il faut donc toujours revenir à la souveraineté de la Foi. La crise de la théologie scolastique et d’une manière générale de toute théologie d’école nous rappelle qu’aucune démonstration humaine ne peut ni fonder ni réfuter l’Incarnation et la Résurrection. Ce fait est à recevoir ou à rejeter. Les philosophes athéniens à qui saint Paul annonça la Résurrection se montrèrent très perspicaces car ils ne prirent pas le temps de réfuter cette nouvelle. Ils ne la considérèrent pas comme une doctrine ; ils comprirent très bien qu’il s’agissait de l’annonce d’un fait à accepter ou à rejeter.
Aujourd’hui comme alors, la Résurrection est annoncée à des êtres humains qui peuvent la nier ou l’accueillir avec Foi. ” Quelques uns se joignirent à Paul et crurent „, dit le texte des Actes des Apôtres. Ainsi se constitue l’Eglise : quelques uns se joignent aux Apôtres et à leurs successeurs et croient. Et la théologie se développe à partir de cet acte de Foi. L’intelligence humaine, illuminée par la Foi, prolonge toutes les implications du fait de la Résurrection dans l’existence personnelle et pour le cosmos tout entier.
C’est donc le primat de la Foi dans la parole de l’Eglise qui fait resplendir de façon toujours neuve la Résurrection. Chacun d’entre nous est devant le Ressuscité comme le furent Marthe et Marie, Lazare et tant d’autres. ” Je suis la Résurrection et la Vie : le crois-tu ? ” demande à chaque homme, un jour ou l’autre, le Christ. Ce fait transcende notre culture personnelle et toutes nos capacités humaines. Et sur toute situation humaine, sur toute joie, sur toute peine, sur toute défaite, dans chaque enfer, l’Esprit Saint nous inspire de mettre comme remède, comme baume et comme consolation l’annonce ” le Christ est ressuscité! ” Qu’on ne dise pas que c’est trop facile, ou que c’est une façon de mépriser la condition humaine.
La vérité est effectivement que la Résurrection est plus forte que l’enfer, que l’amour est plus fort que la haine et que la Foi obtient des miracles. C’est le manque de Foi qui fait vieillir le christianisme. Mais là où l’homme croit Dieu et ses disciples sur parole, là où l’homme croit que tout ce que rapporte le saint Evangile est possible et vrai, là est la jeunesse éternelle de l’Eglise
Nous faisons cette expérience de la Foi en la Résurrection quand Dieu nous donne de nous abandonner à Lui complètement. Nous acceptons ainsi notre propre impuissance, non seulement celle qui vient de notre péché, car, comme le dit le prophète David, ” Dieu n’exauce pas le pécheur ” ; mais aussi l’impuissance qui est liée au fait que nous ne sommes pas Dieu. Nous sommes des créatures et nous sommes totalement impuissants, en particulier devant le péché triomphant, la maladie et la mort triomphantes.
Notre prière peut devenir l’acte de Foi total dans la miséricorde de Dieu, dans sa sagesse, dans son amour indéfectible qui dépasse tout ce que nous pouvons concevoir. La persistance de notre péché jour après jour elle-même n’a pas d’autre réponse que la Foi en l’amour du Ressuscité. ” Je sais que Tu m’exauceras, au jour et à l’heure fixés par Toi dans ta sagesse. Mon frère, c’est-à-dire mon âme et mon corps, ressusciteront, même si aujourd’hui ils ont l’évidence de la corruption ” : ainsi prions-nous, semblables à Marthe et à Marie.
L’Esprit Saint nous inspire également de mettre notre Foi dans l’exaucement invisible de nos supplications par le Seigneur miséricordieux. Nous ne voyons pas tout. Nous ne savons pas tout. Mais nous croyons que Dieu nous exauce d’une manière connue peut-être de lui seul, et cela malgré nos péchés. Dans la Foi, l’Esprit Saint nous accorde miséricordieusement cette conviction : Dieu m’exauce ou m’exaucera, peut-être d’une façon différente de ce que j’attends. Peut-être que je ne vois pas qu’Il m’exauce. Je dois lui demander d’ouvrir mes yeux pour voir comme Il m’exauce, comme Il me répond, alors que je crois qu’Il ne me répond pas et que Satan, le Calomniateur, suggère à mon esprit que Dieu n’écoute ni ma prière ni aucune prière. Seigneur ressuscité, je crois de tout mon coeur que Tu m’exauces malgré la perversité de ma vie. Donne-moi de voir ton oeuvre miséricordieuse dans ton monde, chez mes frères et dans ma propre vie. Donne-moi également de renoncer à toute efficacité de ma prière impure et hypocrite, et même à tout exaucement, si Tu en juges ainsi. Cela ne sera que justice.
Par la Foi aveugle, l’Esprit Saint nous donne paradoxalement de voir la main de Dieu en toute chose. Par exemple, quand nous jetons sur notre propre vie un regard rétrospectif, nous constatons avec les yeux de la Foi combien Dieu nous a guidés, nous a protégés, a favorisé des rencontres indispensables ou des lectures utiles. Peut-être qu’Il a sauvé notre vie plusieurs fois, nous gardant d’un danger mortel. Et Il nous a amenés à le connaître et à nous humilier avec gratitude devant sa Présence. Quand nous étions dans l’action, nous nous croyions peut-être abandonnés : en considérant maintenant les faits après-coup, la présence miséricordieuse du Ressuscité nous paraît évidente ; c’est comme un rayon lumineux qui éclaire toute la surface de la terre. Ainsi la Foi voit-elle dans l’Esprit Saint la puissance de la Résurrection partout à l’oeuvre.
b) Notre jeunesse, la force de notre Foi et la nouveauté permanente de la Résurrection sont dans l’Eglise. L’Eglise est la puissance de la Résurrection déployée jusque dans l’enfer et depuis l’enfer sur le monde entier. L’Eglise est l’explosion sans violence de l’amour divin. En elle, parce qu’elle est le corps du Ressuscité, l’être humain peut faire l’expérience mystique de l’Incarnation déifiante et de la Résurrection dans les sacrements, les ” saints mystères „. L’Esprit Saint révèle au croyant la présence du Ressuscité, présence inconcevable aux yeux charnels et à une intelligence non sanctifiée. Dans les mystères du Royaume également nous croyons Dieu et ses apôtres sur parole et c’est à cause de cette Foi absolue, qui ne discute pas, qui ne doute pas, qui ne se lasse pas, à cause de cette foi fidèle, que l’Esprit Saint illumine un jour l’esprit du baptisé et lui donne de connaître en vérité la présence du Ressuscité.
Ainsi en est-il du saint Baptême, surtout célébré avec la participation de la communauté paroissiale, lié si possible, selon la tradition véritable, avec l’Eucharistie. Ainsi en est-il de l’Eucharistie elle-même, à condition toutefois que nous n’y soyions pas des spectateurs, communiant alors pour notre condamnation, ou même ne communiant pas du tout. La nouveauté inaltérable de la Résurrection qui fait l’Eglise ” sans tache et sans rides ” est dans la communion fréquente au Corps et au Sang du Christ rempli de l’Esprit Saint. Il faut pourtant la préparer avec le plus grand soin par la confession de nos péchés, par le jeûne, par la lecture de la parole de Dieu, en nous réconciliant surtout avec notre prochain. Il est indispensable d’acquérir du Saint-Esprit la communion avec conscience, la communion avec les larmes du repentir et de la gratitude sans lesquelles, disait saint Syméon le Nouveau Théologien, nous devons craindre de ” communier sans communier „.
Notre impénitence et notre manque de préparation sacramentelle font vieillir l’Eglise. Rigoureusement adaptée aux besoins de l’homme d’aujourd’hui et de tous les temps, l’Eglise devient impropre à sa mission à cause de notre manque de Foi, de prière, d’intériorité et notre abdication devant l’application des commandements, jugée par nous ” impossible „. Le saint apôtre Paul le dit : „Si quelqu’un mange le pain du Seigneur ou boit de sa coupe d’une façon indigne, il se rend coupable de péché envers le Corps et le Sang du Seigneur. Que chacun donc s’examine soi-même et qu’il mange alors de ce pain et boive de cette coupe ; car si quelqu’un mange du pain et boit de la coupe sans y reconnaître le Corps du Seigneur, il attire le jugement sur lui-même en mangeant et en buvant. C’est pour cette raison que beaucoup d’entre vous sont malades et faibles, et que plusieurs sont morts „(1 Co 11, 27-30). Et ceci est vrai pour s’approcher non seulement de l’Eucharistie mais aussi de tous les sacrements du Christ.
c) La nouveauté de la Résurrection est également dans la profondeur de notre relation avec la sainte Ecriture que nous transmet l’Eglise. Il nous faut acquérir une profonde et vraie culture biblique, en nous imprégnant de la Parole par une lecture et une méditation priantes. Nous pouvons même mémoriser des passages entiers de l’Ecriture comme des psaumes, des passages du saint Evangile. Par cette immersion de nous dans la Parole et de la Parole en nous, nous acquérons une nouvelle nature, des réflexes, des habitudes nouvelles, un être nouveau. Nous acquérons une pensée marquée par la pensée divine et nous avons à la bouche incessamment la Parole de Dieu et son saint Nom. Saint Jean Chrysostome lisait le Nouveau Testament en entier chaque semaine. Lisons nous aussi quotidiennement les psaumes, l’Evangile, les épîtres inspirées de Dieu aux Apôtres et surtout faisons commençer nos enfants tout jeunes, pour que cette Parole s’imprègne dans tout l’être et que par elle la puissance de la Résurrection l’embrase.
B. La Foi, nourrie par toute la vie sacramentelle de l’Eglise, par l’apprentissage des prières de l’Eglise et par une lecture assidue et priante de la Parole de Dieu,recevra du Saint-Esprit la grâce de voir la puissance de la Résurrection dans le monde.
a) L’Histoire véritable, qui est l’Histoire mystique de la sanctification de la créature à travers toutes les tribulations, est accessible à l’oeil spirituel que Dieu veut bien donner à ceux qui mettent leur foi, leur espérance et tout leur amour en Lui. Ce sens spirituel de l’Histoire, nous ne l’avons pas naturellement et en tout cas notre esprit est aveuglé par une telle ignorance de Dieu que bien souvent nous ne voyons pas plus loin que notre téléviseur ou que notre journal.
En vérité les chrétiens, qui sont la conscience vivante et prophétique du monde en tant que peuple de la Nouvelle Alliance, sont appelés par l’Esprit Saint à porter sur l’Histoire un regard ecclésial, ce regard qui est celui de Dieu Lui-même incarné : c’est ce regard royal et compatissant qui tombe des coupoles de nos églises sur l’humanité en marche. Il est légitime d’implorer Dieu pour qu’Il nous rende dignes d’un tel discernement.
A travers la structure infernale du monde, exerçons-nous donc à déchiffrer la logique pascale du monde, expansion de la puissance de la Résurrection dans l’Histoire. C’est saint Maxime le Confesseur qui écrit : ” Dans le Mystère du Verbe incarné résident la puissance des énigmes et des figures de l’Ecriture, ainsi que la science des créatures sensibles et intelligibles. Celui qui connaît le mystère de la Croix et du tombeau connaît la raison d’être de ces créatures. Mais celui qui a été initié à la puissance cachée de la Résurrection connaît le fondement final sur lequel Dieu, dans son dessein, établit toutes choses „.
La Résurrection est la clef qui permet de déchiffrer l’Histoire. Cette ” puissance cachée ” est à l’oeuvre comme avenir et comme finalité de toute chose. Tout est aimanté par cette fin et c’est à partir d’elle, ” fondement final ” et oméga de tout, que ” la joie est entrée dans le monde ” : elle est entrée par l’avant du monde, par le Royaume qui vient et vers lequel simultanément nous allons. Quelles que soient les difficultés, les obstacles, les régressions, cet extraordinaire progression vers la déification de l’homme total et de toutes choses en lui a bien lieu.
Il ne faut pas que nous perdions de vue cet accroissement de lumière qui se fait à mesure que les ténèbres du péché se multiplient et l’emportent manifestement. N’oublions pas que c’est dans la défaite consommée, la toute impuissance de Dieu, dans les ténèbres du Vendredi Saint, que resplendit en Christ non seulement l’amour divin mais le Dieu-Homme, l’Homme nouveau, l’Homme déifié dont l’amour n’a pas failli, dont la vie a vaincu la mort. Dès le Vendredi Saint la Liturgie de l’Eglise fait entendre le message de la Résurection. Il en est de même dans l’Histoire : le Vendredi Saint de l’Histoire est déjà parcouru par le frémissement de la Résurrection au petit matin du Troisième et Huitième Jour.
b) Ainsi nos yeux illuminés par la Foi discernent partout l’émergence progressive de l’humanité nouvelle au milieu même des décombres de nos civilisations prétendues chrétiennes. Le Christianisme ne fait que commencer, titre un livre à paraître de Père Alexandre Men. La Foi chrétienne est l’avenir du monde. Comment ignorer cette tension vers le Royaume que nous révèlent tant de symptômes ? La chute vraiment miraculeuse du communisme est l’emblème d’un monde où les hommes cherchent à communiquer et à former une communauté.
Partout est proclamée la dignité de la personne humaine, ce qui était loin d’être le cas il y a quelques décennies. Innombrables sont les entreprises de paix. Et, soulignons-le, elles ne procèdent pas d’un simple moralisme ou de la conformité à un légalisme religieux fût-il prétendument chrétien. Non : ce sens de l’irréductible personne humaine s’impose en douceur; l’aspiration à la paix, dans un monde en pleine guerre, s’impose en douceur comme un mode d’être nouveau qui gagne par contagion ceux qui ne croient pas. Ceux qui croient ont des yeux pour le voir, pour voir tant d’athées ou d’agnostiques accomplir la parole évangélique en revêtant ceux qui sont nus, en donnant à boire à ceux qui ont soif, se préparant ainsi à leur insu à entendre au Dernier Jour cette parole qui retentira pour eux : ” Venez, les bénis de mon Père… „.
Ce monde-village dont nous parlions est aussi, il faut le dire avec gratitude, un monde où il y a beaucoup d’amour, beaucoup d’entr’aide, beaucoup de fraternité. Dans ce village on communique, on oeuvre ensemble, on sert l’être humain sans savoir que c’est l’amour de Dieu pour l’homme qui nous pousse, sans savoir que ce dynamisme du service d’autrui, image de la philanthropie divine, a son origine dans le nouveau mode d’être, le mode d’être trinitaire, introduit dans son monde par le Verbe incarné.
Notre rôle de chrétiens, de peuple prophète, n’est pas de récupérer et de baptiser de force tout le bien qui se fait dans le monde. Mais notre mission est certainement de saluer comme autant de témoins de la Résurrection tout artisan de paix, tous ceux qui aiment la justice, tous ceux qui se sentent responsables de l’homme dans ce monde. Notre rôle, ou plutôt notre fonction de baptisés, est de rendre grâces à Dieu pour eux, à leur place. Le peuple chrétien est le sacerdoce du monde et il lève les mains pour présenter au Créateur le sacrifice d’action de grâces pour tous ceux qui oeuvrent, même à leur insu, en accord avec la volonté divine.
Comme témoins d’émergence de l’humanité nouvelle et comme signes vivants de la ” puissance cachée de la Résurrection „, il nous revient encore de saluer et de bénir tous ceux en qui, dans ce monde atroce, se déploie une conscience de la responsabilité à l’égard de la création. C’est le sens de la prière demandée chaque année le 1 er septembre par le patriarche de Constantinople. Cette conscience est tout-à-fait significative de la puissance de la Résurrection. L’homme qui se lève au matin de Pâque, et qui ne cesse jusqu’à ce jour de se lever depuis deux mille ans, est l’homme responsable. C’est l’homme qui se prépare pour le Jugement. Quand il aura atteint la maturité de la stature du Christ, comme dit saint Paul, il pourra se présenter devant le redoutable tribunal du Christ, non comme un esclave, non comme une victime, mais comme responsable, et responsable de tout.
Qu’en cette aube du 21 ème siècle l’homme s’éveille à la responsabilité cosmique doit nous émerveiller et nous remplir de gratitude. C’est l’homme royal qui s’éveille, car le vrai roi est celui qui est responsable de tout devant Dieu. Et nous, l’Eglise du Dieu vivant, nous qui accompagnons l’homme d’aujourd’hui sans nous substituer à lui, sans lui dicter les recettes toutes faites, nous témoignons pour lui, nous témoignons en sa faveur devant Dieu, nous attestons que, à son insu, l’Esprit Saint oeuvre en lui.
c) Les chrétiens eux-mêmes portent le signe de la Résurrection et de la paix. Cela doit paraître normal et pourtant il y a bien du nouveau là aussi. Il ne suffit pas de proclamer la Résurrection ou d’en saluer les signes avant-coureurs dans le monde. Il faut encore la signifier soi-même. Je vois la puissance de la Résurrection à l’oeuvre dans l’immense espoir de réconciliation des chrétiens. Emblème de la fin des temps, de l'” eschaton „, ce sens de l’unité, cette quête et cet amour douloureux de l’unité sont une puissance et un souffle. On découvre, signe de l’accomplissement des desseins divins, qu’on peut se respecter, s’écouter et s’honorer dans la différence. On cherche passionnément le sens trinitaire d’une unité qui inclurait la pluralité sans relativisme. Le chrétien d’aujourd’hui, malgré les signes contraires qu’on peut évoquer, se pacifie et s’humilie dans le respect mutuel.
Au sein de l’Eglise orthodoxe, sainte Eglise des Pères, naît, avec le réveil de la Foi dans les pays de l’Est et la diffusion du sens de l’universalité de l’Orthodoxie, un discernement nouveau, plus fort que le sectarisme. L’Esprit Saint nous enseigne qu’en tant qu’Orthodoxe on confesse la vérité de l’Eglise apostolique et catholique, mais on ne possède pas cette vérité. Elle est à tous. Nous devons la transmettre comme nous l’avons reçue, sans altération, sans diminution, sans compromissions. Mais un coeur orthodoxe est assez large pour contenir dans son amour et sa prière humble tous ceux qui croient autrement. Il n’est pas autosuffisant. A l’image de Dieu Lui-même, il ne veut pas se suffire à lui-même. Il sent qu’il a besoin des autres, de tous les autres hommes puisque le Christ est leur Seigneur, même s’ils ne le savent pas.
C. S’il est vrai que la ” puissance cachée de la Résurrection ” oeuvre dans l’Histoire, si c’est bien l’Esprit de Dieu qui nous autorise à poser de telles affirmations, il en découle pour l’Eglise d’aujourd’hui une conscience renouvelée.
a) La morale de l’Eglise est une morale de la sanctification parce qu’elle est une morale baptismale. Ce qui fait le chrétien ce n’est pas seulement la conformité à des règles de vie proposées par le Christ. Mais c’est d’abord l’héritage d’une humanité nouvelle. La sainteté n’est pas d’abord la perfection morale ; mais elle d’abord ressemblance avec Dieu, participation aux énergies de sa nature, communion intime à sa personne ; et les règles de vie en découlent de façon naturelle. C’est pourquoi, ne renonçons jamais à la sainteté : ce serait abdiquer notre nature de baptisés.
L’éthique sur laquelle insiste l’Eglise des Pères aujourd’hui souligne en priorité l’importance pour chaque baptisé de s’engager dans une vraie transformation de son être, une métamorphose ontologique. L’éthique de la Résurrection est une ” condition toute nouvelle ” (patriarche Ignace IV).
Ainsi la morale ecclésiale est-elle une morale prophétique. Elle prépare le monde qui vient parce que le baptisé est l’être-après-la-Résurrection. En elle la Foi, adhésion à la personne du Christ Dieu, est plus importante que la Loi même si celle-ci demeure. Cela veut dire que l’évangélisation prime sur la législation. Le rôle de l’Eglise est d’abord de faire aimer le Christ et son Eglise, de faire retentir son appel bouleversant : ” Suis-Moi ! ” (Mat 15,21). Ensuite, la prédication vivante de nos pasteurs nourris par la prière soulignera le fait que le baptisé est un consacré, qu’il est revêtu du sacerdoce, qu’il est ” membre d’une communauté sacerdotale ” (1 Pi 2, 9-10) et ” sanctifié dans le Christ ” (1 Co 1,2).
Les chrétiens forment un peuple tout-à-fait nouveau, une race à part, née du Ressuscité, une aristocratie recrutée dans tous les milieux. Leur vocation normale, conforme à leur nature, est de ” vivre en enfants de lumière ” (Eph 5, 1). C’est seulement dans le contexte d’une telle vie consacrée que se comprennent les commandements de l’Ancien et du Nouveau Testament. La pureté de vie du chrétien va alors de pair avec son sens de la justice sociale, son sens du gouvernement évangélique et son sens de la morale cosmique qui consiste à ” prêcher l’Evangile à toute la création ” (Marc 16, 15).
En tout cela, le fondement inusable de la vie chrétienne est l’amour – amour total pour Dieu, amour total pour le prochain et, comme point culminant de l’éthique de la Résurrection, l’amour pour les ennemis. C’est ici l’exemple donné sur la Croix et, comme tel, substantiellement associé au mystère pascal. Le Christ n’a pas seulement dit ” aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent „. Il a été le martyr divin de son propre commandement. En l’accomplissant Lui-même dans l’unité des volontés divine et humaine, Il lui a donné une force incomparable. C’est le commandement qui est au plus haut point rempli de l’énergie divine. Impossible humainement, il tient toute sa possibilité du fait que Dieu l’a accompli le premier. Dieu a ouvert ici la voie, mais pas seulement comme un pédagogue à suivre ou à imiter. Il a investi l’accomplissement de ce commandement de toute sa propre puissance créatrice, de toute la puissance non-violente de sa Résurrection.
Le chrétien est l’homme futur et c’est depuis le futur qu’il prie pour le monde, pour ses amis, pour ses ennemis et même, dit saint Isaac, pour les démons, c’est-à-dire pour les ennemis de l’amour. Le sceau de l’ontologie nouvelle de l’homme en Christ c’est l’amour pour ceux qui haïssent l’amour. Cela suppose, bien sûr, que le baptisé donne toute sa mesure.
b) Le rôle de l’Eglise aujourd’hui ne consiste pas seulement à porter dans le monde déchu la lumière de la Résurrection par l’assemblée des baptisés. Elle est également appelée par l’Esprit Saint à manifester dans la création la paternité de Dieu. Faut-il rappeler que c’est ce que veut le Christ et ce qu’inspire l’Esprit ? Le Fils dans son amour veut que tous les hommes aient son Père pour Père, disait Père Dumitru Staniloae. Il est venu dans le monde et Il a envoyé ” l’autre Paraclet ” dans ce même monde pour que tous les hommes puissent connaître le Père. Il est donc de l’essence du Corps du Christ d’initier nos contemporains à cette unique et absolue paternité.
Le rôle du ministère apostolique est de manifester la puissance de la Résurrection dans le pouvoir souverain de délier. Les évêques et les prêtres ont été institués par Dieu pour affranchir l’homme du péché et de la mort. Mais ce pouvoir qui leur a été transmis par les Apôtres est d’autant plus réel qu’ils sont eux-mêmes des hommes de prière intense, des hommes qui s’abîment avec larmes dans l’intercession pour les fidèles qui leur sont confiés. Par ces pasteurs qui montent véritablement sur la Croix pour les baptisés et pour tous les hommes, le charisme de la paternité de Dieu seul vient dans l’Eglise et par elle dans le monde.
c) L’Esprit nous dit, je le crois, qu’en ces périodes troublées de l’Histoire et en ce monde où se multiplie spectaculairement le péché, l’Eglise est appelée à jouer plus que jamais un rôle prophétique.
Prophétique est l’Eglise qui annonce ou rappelle les desseins de Dieu pour son peuple et pour toute sa création. Animée du même et unique Esprit qui a parlé par les prophètes de l’Ancien Testament, elle discerne les signes des temps et reformule pour chaque époque l’unique et identique pensée divine transmise par les Apôtres. Elle ose, par la bouche de ses pasteurs et de ses laïcs autorisés, dénoncer les déviations et les erreurs en son propre sein. Elle ose également, inspirée par la conscience d’un proche Jugement pour tous, dénoncer toute injustice faite à la créature de Dieu, tout mépris infligé au sceau de son Image.
Sans s’identifier à quelque parti que ce soit dans ce monde, Mère de tous les hommes, l’Eglise prend parti pour la personne humaine, pour l’humanité sanctifiée par l’Incarnation. Elle s’interpose dès qu’elle le peut en faveur de ceux qui souffrent l’oppression et toute menace de déshumanisation. L’Eglise n’est pas seulement dans le monde la grande autorité morale qu’on attend. Elle est aussi l’avocate des hommes devant Dieu et devant les hommes. Elle défend l’homme devant l’homme. Elle supplie Dieu de regarder les fruits que porte son Saint Esprit parmi les hommes si nombreux qui aiment le bien et la justice. Elle n’accuse pas le monde. Elle voile au contraire son péché dans l’amour. Elle le prend sur elle-même dans le jeûne et dans la prière. Quand sa mission est de dénoncer, ce ne sont pas les pécheurs qu’elle dénonce, mais le péché et toute l’oeuvre du Prince de ce monde.
Il est donc normal d’attendre de l’Eglise une parole divino-humaine dans les multiples épreuves que Dieu permet ainsi que dans les moments de joie. C’est d’ailleurs justement parce que ces difficultés sont autorisées par Dieu que l’Eglise, comme voix prophétique du Fils de l’Homme, est la mieux placée pour répondre avec mansuétude et humilité aux questions angoissantes que pose l’homme contemporain concernant le pouvoir, l’argent, le plaisir, le bonheur, la culture et les implications morales de l’évolution scientifique.
L’Eglise est la conscience spirituelle et morale de l’humanité et du cosmos tout entier. Son message s’adresse bien sûr d’abord à ceux qui croient en Jésus-Christ le Fils de Dieu et qui croient en elle-même l’Eglise de Dieu une, sainte, catholique et apostolique. Ce sont eux d’abord qui peuvent recevoir le message divino-humain que leur adressent les successeurs des saints Apôtres et leurs collaborateurs laïcs les mieux formés. Mais le message du Christ Dieu que prononce l’Eglise doit être entendu, sinon écouté et reçu, par tous les hommes, car c’est vers eux tous qu’est venue la ” bienveillance de Dieu „.
Il nous faut encore demander à ce même Esprit qui est Dieu le courage et l’humilité du martyre. Ne nous y trompons pas. La norme de l’éthique pascale du chrétien, le sceau de la puissance de Résurrection à l’oeuvre dans l’Eglise et dans le monde, est le martyre. Origène disait que le courage du martyre est la condition normale du chrétien.
La tension de l’Eglise et du monde est une force surhumaine. Etre dans le monde, dans l’enfer de ce monde, sans être du monde, c’est-à-dire sans désespérer, sans pactiser avec le Prince de ce monde, fait appel à une énergie que nous avons par le baptême, mais que nous ne connaissons généralement pas. Il nous faut mobiliser cette énergie par tous les efforts spirituels que l’Esprit Saint nous invite à faire. Dire un vrai ” non ” ou dire un vrai ” oui ” peut entraîner des épreuves et des tourments. C’est un vrai courage de dire ” non ” par le jeûne, par la parole, par le vote, en éteignant la télévision, en refusant toute corruption. ” Le martyre, écrit Olivier Clément, n’est pas une révolte, c’est, sur un point précis, au nom de la conscience, une désobéissance qui accepte d’être punie „. Mais le martyre, c’est surtout le courage de dire ” oui ” au Christ et à son Eglise ; c’est, pour paraphraser les termes de notre théologien, une obéissance qui accepte d’être punie ; une obéissance qui assume ses propres conséquences crucifiantes.
III. L’antinomie de la Croix
A l’issue de la plupart des offices liturgiques, celui qui les préside tend aux croyants qui s’approchent la sainte Croix à vénérer. Dieu présente à l’homme sa Croix et l’homme peut librement y déposer un baiser. C’est la Croix qui rend compte de l’effrayante contradiction du bien et du mal dans la création et dans le coeur humain.
La vie en Christ consiste à être en enfer, tenant à la main un cierge pascal allumé. C’est une vie très réaliste, très consciente de ce qu’est la condition humaine. Le chrétien est sans illusion à la fois sur lui-même et sur le monde. Encore ne voit-il pas tout et de soi et du monde. Dieu dans sa miséricorde nous révèle du mal ce que nous pouvons supporter. Satan, l’Ennemi du genre humain, lui met sous les yeux pour le désespérer une vérité sans amour, sa propre infamie, par laquelle en Adam il renia l’amour.
A. L’ascèse chrétienne me paraît être la première façon dont nous acceptons la sainte et vivifiante Croix. Elle est un des fondements de la vie chrétienne, un des plus anciens et un des plus actuels. C’est pas sa dimension ascétique que l’Eglise assume le plus la modernité.
a) Il me semble qu’il faut dire que l’ascèse est joie. Le chrétien s’exerce à la vie nouvelle en Christ ; c’est pourquoi son ascèse est joyeuse. Saint Paul le premier a comparé le chrétien à un sportif, indiquant comment l’ascèse conduit à la santé spirituelle et contribue à l’entretenir. Il compare également le chrétien à un lutteur. L’ascèse est donc une dimension saine, sinon sainte, de notre vie et elle est à ce titre indispensable. Elle devrait du reste trouver un bon accueil chez nos contemporains toujours soucieux de vie saine et équilibrée.
L’ascèse est joie parce que par elle le chrétien met ses pas dans les pas du Christ. Elle est une participation au mode de vie du Christ. Par exemple, quand nous jeûnons, ce jeûne n’est pas notre jeûne. C’est le jeûne du Christ auquel nous participons. Allons plus loin : c’est le Christ qui jeûne en nous quand nous jeûnons ; c’est le Christ qui veille en nous ; c’est le Christ qui prie en nous ; c’est le Christ qui se prosterne quand je me prosterne. De là vient notre joie : nous sommes les instruments du plus grand ascète de tous les temps. C’est Lui-même qui en nous est vainqueur de Satan, Lui le Ressuscité !
Un autre motif de joie dans l’ascèse chrétienne tient à la personne du Saint-Esprit. L’ascèse libère l’Esprit Saint en nous. Il est captif de nos passions et de nos péchés, de tous nos bloquages psychologiques et spirituels. L’ascèse est une thérapeutique qui libère l’Esprit parce qu’elle est foncièrement renoncement à l’amour de soi. C’est ce renoncement qui libère l’Esprit captif. Nous attristons l’Esprit Saint par nos péchés. Nous le réjouissons par notre renoncement à l’égoïsme et à l’amour de soi. Et la joie qui naît de l’ascèse n’est pas notre joie. Cette joie ne nous appartient pas, elle n’est pas humaine. Elle est divine. C’est la joie de l’Esprit Saint. Les vrais ascètes sont des êtres de lumière et de paix.
En mettant à mort l’origine de la mort qui est l’amour de soi, l’ascète chrétien participe à la victoire pascale du Christ. En ce sens l’ascèse chrétienne véritable dilate le coeur humain et le rend capable d’un amour sans limite. L’amour de soi limite et emprisonne. Quand on le tue, il laisse la place à l’amour pour tous, pour toutes les créatures.
b) L’actualité du fondement de la vie chrétienne qu’est l’ascèse tient au fait qu’elle correspond aux principales tendances de notre époque. Par exemple, la consommation est la caractéristique principale de notre civilisation. Et le jeûne permet à l’être humain de s’affranchir de la surconsommation. Personnellement, familialement, paroissialement on peut vivre dans le monde sans être asservi aux slogans publicitaires, simplement en décidant avec maturité de suivre le rythme alimentaire de l’Eglise. Bien sûr, cela suppose la liberté royale du baptisé. Cela suppose des choix et un acte de liberté.
De même, notre temps propose sans cesse la distraction et même la dispersion qui est dans le fond quelque chose de diabolique. Satan disperse. L’Eglise propose à l’homme d’aujourd’hui de se rassembler, de se concentrer, de s’unifier dans la prière, dans la méditation de la Parole de Dieu. Elle lui propose de trouver sa propre identité dans le souvenir de Dieu, de se pacifier dans la prononciation du Nom de Jésus.
Il est vrai que l’ascèse chrétienne, comme toute ascèse d’ailleurs, comme le travail professionnel, comme l’expérience artistique, comme l’activité sportive tellement à la mode de nos jours, demande à l’homme un effort. Elle contredit la paresse et la nonchalance. Elle est du domaine de la conquête et du dépassement de soi.
Une forme particulière de l’ascèse chrétienne est la confession des péchés. Elle est tout-à-fait indispensable. Elle fait partie des fondements de la vie chrétienne à redécouvrir. Elle ne se confond pas du tout avec une démarche thérapeutique de type psychologique. Elle repose sur la dénonciation du péché. Quand je confesse mon péché, je dis devant l’Eglise représentée par son prêtre que je ne suis pas d’accord avec le péché ; je me désolidarise de l’oeuvre de Satan. Il faut dénoncer Satan fréquemment et rompre avec lui.
La confession est une ascèse par le fait que nous nous y exerçons à l’humilité. Nous nous exerçons à ne pas nous justifier, à ne pas avoir raison devant Dieu, à nous remettre en question. De toutes les formes d’ascèse chrétienne c’est peut-être la plus nécessaire. En elle nous acquérons ce ” coeur brisé ” et cet ” esprit contrit et humilié ” dont parle le prophète David dans son psaume, ce coeur qui s’ouvre à l’amour véritable. Par la confession également nous aidons considérablement le monde déchu dans lequel nous sommes. En effet, en avouant nos péchés et en reniant le mal que nous avons pensé ou fait, nous travaillons à l’extirpation des racines du mal qui se voit dans le monde. Celui qui se repent de ses péchés allège la condition humaine, parce qu’il rejette des péchés qui sont, dans le fond, les péchés de tous.
C’est pour toutes ces raisons que toute la vie ascétique chrétienne est liée à l’Eucharistie. L’ascèse est orientée vers la communion au Corps et au Sang précieux du Christ et en général vers tous les sacrements puisqu’en eux nous est donnée la grâce multiforme de Dieu. L’ascèse n’est pas une fin en soi. Non : elle est cet intrument par lequel nous rendons notre coeur capable de recevoir la grâce de Dieu. C’est pour cela qu’elle est pleine de joie, pleine d’espérance. Notre effort ascétique prépare le terrain, creuse notre faim et notre soif et ameublit le sol pierreux de notre coeur.
c) L’antinomie de la Croix est présente dans la démarche ascétique chrétienne. Celle-ci est simultanément la mise à mort de toutes nos tendances mortifères – l’amour du plaisir, de l’argent, du pouvoir, des honneurs, le désir d’être considéré et reconnu, bref l’amour et la tendresse pour nous-mêmes – et la communion à la liberté de l’Esprit, la communion aux énergies de la Résurrection. L’ascèse elle-même est un véritable sacrement, elle n’est pas une technique : elle est liée au mystère pascal. Elle assume les deux faces de la Croix, la face de l’humiliation volontaire et la face de la victoire sur la mort. Les fréquentes métanies, les longues stations à genoux ou debout, l’aveu répété de nos fautes ont ainsi le sens pascal d’une prière adressée à Dieu depuis l’enfer. Ils expriment l’engagement chrétien dans le passage de la mort à la vie éternelle. Ils constituent un martyre volontaire qui assure la croissance en Dieu de la personne humaine.
B). La patience dans l’épreuve, autre fondement de la vie chrétienne, a surtout pour signification la manifestation de la liberté créée. Notre époque, comme toutes les époques, butte sur le scandale de la souffrance et de la mort. L’enseignement du Christ Lui-même et de tous ses saints, à la suite du prophète Job, est que l’épreuve, quand l’être humain peut l’accepter dans la liberté, est la voie de la sanctification. Où est la liberté, direz-vous, puisque l’épreuve est imposée ? Eh bien, la liberté est dans l’acceptation, dans le ” oui „, dans le consentement à la Croix, dans la Foi que c’est Dieu qui nous tend cette croix et qui par elle veut nous admettre dans son ineffable amour. Bien sûr, nous avons le choix entre la révolte et l’acceptation. Mais là n’est pas la vraie liberté ; c’est là, comme l’enseignent nos Pères dans la Foi, la liberté déchue. La vraie liberté n’est pas dans l’alternative. Elle est dans l’adhésion d’un coeur martyr au vouloir incompréhensible de Dieu : ” Que ta volonté soit faite ! „
Le vrai chrétien reçoit de Dieu la souffrance comme un honneur et comme une grâce, telle est encore l’antinomie de la Croix. L’apôtre Paul le dit : ” Dieu nous a accordé la faveur de servir le Christ, non seulement en croyant en Lui, mais encore en souffrant pour Lui „(Ph 1, 29). ” Souffrir pour le Christ ” implique une bénédiction particulière et même une élection : celui qui souffre est placé, par la force même des circonstances, dans une relation incessante avec Jésus-Christ ; il est introduit dans la sphère de l’amour divin et il devient porteur de Dieu, ” théophore ” (Père Sophrony).
L’épreuve ressemble à l’ascèse. Dans l’une et dans l’autre le chrétien vit le paradoxe de la Croix. Il rompt avec tout ce qui appartient à la déchéance et à la mort de ce monde, avec toutes les passions dont le mal et la souffrance sont autour de nous l’expression. Il rompt avec tout l’enfer de la séparation de Dieu. Et simultanément, dans l’acte de Foi qu’il réitère avec une force renouvelée, il se joint au Christ et à son Eglise ou ratifie cette jonction par un nouveau baptême selon l’Esprit.
Cette expérience de la Croix et de la souffrance choisie dans la liberté constitue le fondement-même de la vie chrétienne, en tant que connaissance expérimentale de la Résurrection. Par sa Croix, Dieu nous indique le chemin de la sainteté. Saint Jean Chrysostome est très clair à ce sujet : il n’y a pas de christianisme sans Croix, sans souffrance librement acceptée. ” Votre Dieu a été mis en Croix, dit-il, et vous cherchez la tranquillité ! ” La preuve de notre amour pour Dieu, c’est l’acceptation libre et fidèle de la Croix dans nos vies. Le même Père dit encore : ” Attachez-vous à la Croix bien que personne ne vous y cloue… Si vous aimez le Seigneur, mourez de sa mort „. L’apôtre Thomas le Didyme disait également : ” Allons-y, nous aussi, mourons avec le Maître ! ” (Jn 11, 16).
Nos souffrances participent aux souffrances du Christ et prennent par là un caractère sacerdotal. L’acceptation libre de la souffrance, voire son choix, par amour, est une attitude chrétienne. C’est par elle que les démons sont vaincus et que nous apprenons à connaître le Christ. ” Nous voyons Jésus couronné de gloire parce qu’Il a souffert la mort „, dit saint Paul (He 2, 9). Nous ne nous révoltons pas contre Dieu, même si c’est Lui qui permet la souffrance, car Lui-même l’assume.
C. L’antinomie de la Croix est principalement assumée par le chrétien dans le cadre de la prière sans laquelle il n’est pas de vie chrétienne.
a) Qu’il me soit permis de rappeler devant vous l’importance de la prière, sachant que vous en êtes tous intimement persuadés. La prière est l’activité la plus élevée et dans un sens la plus difficile à laquelle l’être humain puisse se livrer. C’est par elle que l’être humain se tient en équilibre au-dessus de l’abîme. Est en prière celui ou celle qui s’adresse à Dieu, qui écoute ce que Dieu dit à l’oreille de son coeur ou encore qui demeure et repose en Dieu.
Cette dernière phase – le repos en Dieu – correspond plutôt à l’état de prière, les deux premières exprimant la démarche de prière comme activité supérieure de la personne humaine. Quelquefois aussi nous demeurons en Dieu tout en lui parlant ou tout en étant fixés dans l’écoute de ce qu’Il nous dit. Les trois aspects – parler à Dieu, écouter Dieu, demeurer en Dieu – se rejoignent donc.
En tout cela, ce qui fait la prière, ce n’est pas seulement l’indispensable Foi sans hésitation dans la parole du Seigneur ; c’est également l’intériorité la plus grande possible. L’expérience de la prière répond au besoin d’intériorité d’une société où les valeurs d’extériorité prédominent. Mais l’intériorité de la prière chrétienne n’est pas le vide d’une méditation impersonnelle. Elle est plénitude de la présence à la fois du Christ et de soi-même. La personne créée est présente à l’intérieur de soi-même en dialogue avec la personne divine ou bien se reposant en Elle, comme l’apôtre Jean sur la poitrine de Jésus.
Sans cette rencontre mystique avec le Dieu vivant, on ne peut pas vraiment se dire chrétien. La vie chrétienne est une mystique proposée à tous les baptisés dans la grâce du Très Saint Esprit. Toutes les activités du chrétien en faveur des pauvres et des souffrants sont d’autant plus agréables à Dieu qu’elles procèdent de la prière mystique. L’oeuvre philanthropique des chrétiens doit procéder de la philanthropie divine sous peine d’être un simple humanisme.
De plus la prière d’un baptisé découle du caractère ecclésial de son existence. Sa prière, même dans la plus grande solitude, même au désert, est toujours la prière de l’Eglise, communauté divino-humaine et orante. Elle associe toujours la Mère de Dieu et tous les saints. La prière chrétienne est la prière de l’Eglise en qui le Christ prie dans toute la présence du Saint-Esprit. A cause de cela la prière chrétienne a une essence et une puissance extraordinaires. C’est le Dieu Homme Lui-même qui prie. Et le baptisé prie en Christ, c’est-à-dire en tant que membre du sacerdoce de la Nouvelle Alliance. C’est pourquoi l’intériorité de l’Eglise et de chacun de ses membres est tellement importante : cette intériorité est le sanctuaire où demeure le Christ qui prie.
b) La prière liturgique est la norme de la prière chrétienne parce qu’en elle est sentie toute la substance ecclésiale de la vie chrétienne. La prière solitaire est toujours celle de quelqu’un qui appartient à une assemblée liturgique paroissiale ou monastique. Dans la solitude ou dans la synaxe, nous prions en utilisant les prières composées sous l’inspiration du Saint-Esprit par nos Pères dans la Foi. Nous nous coulons dans ces mots divino-humains qui nous instruisent, nous cultivent en profondeur ; ces paroles soulignent notre communion avec toute l’assemblée de Foi. Il en est de même pour la psalmodie : elle nous relie aux racines bibliques de l’Eglise.
La prière liturgique demande elle aussi, j’y insiste, une grande intériorité. Elle doit absolument être une prière du coeur. Le Saint-Esprit veut que la célébration de la sainte Liturgie, des offices, des divers sacrements soient transparente à la présence du Christ qui est le célébrant par excellence. La prière liturgique est cette prière offerte, depuis l’enfer, dans le Saint-Esprit, au Père par le Fils ressuscité. Notre humanité est appelée, dans les rites et la prière publique de l’Eglise, comme dans les saintes icônes, à s’effacer devant la divinité.
Il est ainsi des lieux de nos jours où les célébrants, prêtres et laïcs, accomplissent la prière liturgique avec une douceur céleste. On y sent le frémissement des anges. On y perçoit la présence du Saint-Esprit. La légèreté dans les déplacements rituels, la sobriété et la transparence dans les gestes, la douceur dans les paroles, la résonnance du silence derrière chaque mot sacré, une certaine lenteur même, font percevoir au coeur humain, organe par excellence de la connaissance de Dieu, la gloire du Royaume dans un tremblement de crainte et d’allégresse. L’idéal est que dans les larmes de gratitude nous voyions cette lumière immatérielle qui renverse les Apôtres au mont Thabor afin de connaître Dieu autant qu’il est possible. Que tout soit donc fait pour encourager un style de célébration priant et intériorisé. Que tout favorise l’action du Saint-Esprit qui veut déifier nos esprits et les rendre aptes à voir la lumière de la Résurrection dans l’Eglise et dans le monde.
c) Le plus actuel dans la vie de prière de l’Eglise, me semble-t-il, est la Prière au Nom de Jésus. Elle n’exclut pas, bien sûr, d’autres formes de prière. Mais elle est tellement adaptée à notre temps qu’elle peut être prise comme référence. En tout temps et en tout lieu, à l’image du Pélerin russe, le chrétien peut répéter, vocalement ou silencieusement, ” Seigneur Jésus Christ Fils de Dieu aie pitié de moi pécheur ! „, ” aie pitié de nous ! „, ” aie pitié de ton monde ! „, ” aie pitié de ton serviteur ou de ta servante N…! ” Prier aussi souvent qu’on respire, c’est l’idéal évangélique. Ainsi se réalise encore cette intériorité dont nous parlons et qui fait du coeur orant du chrétien la profondeur mystique du monde. Le cosmos visible et invisible, sensible et intelligible est porté en lui.
Cette prière au Nom de Jésus est particulièrement adaptée à notre temps parce qu’elle est une prière de repentir. En effet c’est exclusivement par le repentir que l’homme peut être arraché à l’enfer. Par la prière de repentir l’homme du 20 ème siècle fait siennes les larmes d’Adam exclu du Paradis. Sa prière est celle de toute l’humanité déchue espérant désespérément le pardon de son créateur. Celui ou celle qui prie ainsi réconcilie en soi-même l’humanité avec Dieu. Il ne se fait pas seulement l’intermédiaire de l’humanité et de Dieu. Mais à l’intérieur de lui-même, de sa personne unie à tous les hommes, c’est l’humanité entière qui passe de la séparation de Dieu à l’union à lui. Chaque homme porte en soi tout l’homme. Par la prière au Nom de Jésus, il pacifie et unifie en son centre spirituel qu’est le coeur auquel l’intellect s’est uni toutes les tendances centrifuges et déifuges de l’humanité déchue et par elle du cosmos.ulgence, je veux redire que le seul but de la vie chrétienne et humaine, finalité de ces fondements que j’ai essayé d’évoquer pour vous, c’est la sainteté. ” Soyez saints „, demande le Christ Dieu à ses disciples. Ne renonçons jamais à la sainteté. C’est en elle seule que nous devenons vraiment humains. Le message de l’Eglise du Christ à notre époque est celui-là : cherchez la sainteté avant tout, cherchez la ressemblance avec Dieu, cherchez à devenir des dieux par grâce. La déification est proposée à tous les hommes sans distinction. L’enfer dans lequel nous sommes est vaincu non seulement par le Christ en personne, mais encore par ses saints. Le saint, écrit Père Dumitre Stàniloae, ” est l’être le plus humain et le plus humble… (Sa) tendresse est tout à la fois fermeté et bonté… Il vous délivre de cette défiguration et de cette impuissance où vous vous trouvez, de cette méfiance qui règne en vous… Vous sentez que par le saint vous viennent non seulement la force et la lumière provenant de la source suprême de force et de lumière, mais aussi la bonté qui ruisselle de la source suprême de bonté „. Soyons nous aussi de tels hommes: c’est la meilleure façon d’aider le monde d’aujourd’hui.